[L]e fait d’être né à Grenade me donne une compréhension et une sympathie à l’égard de ceux qui sont persécutés, le gitan, le nègre, le juif, le maure que chaque Grenadin porte en soi. – Federico García Lorca
J’ai vu des oranges tomber comme les prunes de mon jardin. La Facultad de traducción de Grenade, où se tient le colloque auquel je participe, loge dans un bâtiment du XVIIIe siècle. Quelque peu décati, l’ancien palais a néanmoins beaucoup de charme : par les fenêtres de la salle de conférence, on aperçoit les orangers du jardin.
Les bigaradiers ont été apportés au Moyen Âge par les Nasrides qui régnaient ici avant qu’Isabel la Católica, en 1492, ne les chasse d’une main pendant que de l’autre elle commanditait Cristóbal Colón, ce qui permit à l’Espagne unifiée de devenir l’empire le plus riche de la chrétienté. Une fois les musulmans vaincus, ce fut le tour des Juifs, sommés de fuir ou de se convertir, question de préserver la pureté de la Santa Fé. Le palais des Nasrides est classé par l’UNESCO, il ne reste rien ou presque du quartier juif si florissant du temps des Maures.
À la même époque, après un long périple superbement raconté par Gatlif dans Latcho Drom, des Tziganes s’installent dans les grottes du Sacromonte. Le flamenco y serait né. Si, pendant un moment, ils ont séduit et amusé les aristocrates, très tôt ils sont devenus « le problème gitan ». Ils demeurent plutôt marginalisés, ce qui n’empêche pas les Andalous d’être fiers de la culture flamenco.
Tout cela est inscrit dans les pierres brûlantes de la montagne et celles des palais, les cailloux usés des rues de l’Albaicín et le marbre lisse des trottoirs des belles avenues.
Les splendeurs de l’Alhambra amènent à Grenade un flot de touristes; l’université, fondée en 1531, compte 60 000 étudiants. Cette ville de 240 000 habitants vit du savoir et de la culture; y ont survécu une kyrielle de fêtes catholiques et la ferveur des grandes processions. Le 15 septembre, on célébrait Notre-Dame des Douleurs, patronne de la ville; les Grenadins sont venus en cortège déposer des fleurs à l’église du même nom.
En Espagne, une personne sur quatre est au chômage. En Andalousie, une sur trois. Chez les jeunes, une sur deux. Pourtant, on ne sent pas de morosité, plutôt un certain art de vivre ensemble.
Chaque jour, entre 19 h et 21 h, la Plaza Real s’anime : excitées d’avoir trop couru quelques jeunes filles pouffent de rire, des garçons font mine de les ignorer, un vieux monsieur avance à petits pas, des amoureux s’enlacent, les enfants jouent, des familles s’exclament devant le petit dernier. Au bras de leur mec, de jeunes femmes promènent fièrement leur bedaine toute ronde; au bras d’une plus jeune, de vieilles dames dans leurs plus beaux atours vacillent sur des talons un peu trop hauts. On se salue, on déambule, on s’assoit pour goûter le spectacle des autres avant de rentrer pour le repas du soir ou de s’éparpiller dans les restos pour partager raciones et cervezas à petits prix.
Les pays d’Europe du Sud — trop indolents au dire de Merkel — sont des cailloux dans la chaussure européenne plutôt teutonne. Difficile pour la fourmi allemande de comprendre la cigale espagnole. Difficile de comprendre que c’est la trop longue misère qui enseigne à chanter. Difficile de comprendre un pays qui a pour tradition de célébrer la mort en plein soleil. Peut-être simplement parce qu’au nord l’on ne mesure pas la violence du soleil et la douceur de l’ombre, et l’on ignore la vibration des « sons noirs » du duende alors que le sol andalou où ont tant dansé et chanté les Gitans, où naquit Pablo Ruiz Picasso, où périt Federico García Lorca, en est imprégné jusqu’à la moelle.
J’ai vu dans la foule un chien andalou : un bouledogue à l’air exaspéré qui tenait dans sa gueule la poignée de sa laisse et suivait tant bien que mal son maître vraisemblablement obnubilé par son amoureuse. J’ai vu aussi parmi les passants une tête de femme au bord de la crise de nerfs. Sur la route de Málaga, à flanc de collines pierreuses, des centaines d’oliviers, comme s’ils étaient là de toute éternité.
Il faut que je relise Lorca…
Écrit à Grenade, septembre 2014.