
L’essai de Bill Readings, Dans les ruines de l’université, offre une perspective historique aux problèmes actuels de l’éducation en retraçant les grands idéaux ayant animé, depuis Kant, les différentes conceptions de l’université. Bill Readings a enseigné dans les universités d’Oxford, de Genève et de Syracuse avant de terminer sa carrière au Département de littérature comparée de l’Université de Montréal. Il a écrit ce livre en 1994, alors que l’effervescence critique autour de la notion de mondialisation battait son plein.
La Raison et la Culture
Selon Readings, l’université moderne commence avec Kant, lorsqu’il affirme qu’elle doit être fondée sur la raison. Toutes les activités de l’université doivent être organisées en vue de cette idée régulatrice unique. La raison lui tient lieu de référent, lui donne une finalité et un sens. Plus tard, les idéalistes allemands introduisent la notion de culture et attribuent à l’université un rôle plus politique. Avec la montée de l’État-nation, la culture gagne en importance, car elle détermine l’identité nationale. Aussi remplace-t-elle la raison comme principe unificateur de l’université. Cette « université de culture » est instituée par Humboldt à Berlin. C’est ce modèle qui se répand largement en Occident.
Mondialisation et déclin de l’État-nation
« L’État-nation et la notion moderne de culture sont nés ensemble, affirme Readings, et je soutiens qu’ils sont en voie de perdre leur caractère essentiel dans une économie de plus en plus mondialisée. » Selon lui, la mondialisation « […] consiste moins en une forme d’impérialisme pratiqué par une nation qu’en l’imposition généralisée de rapports d’argent en lieu et place de la notion d’identité nationale comme déterminant de la participation à la vie sociale ». Dans ce contexte, « l’histoire nationale et la culture […] deviennent de simples variantes destinées, comme dans un parc à thème géant ou un centre commercial, à se faire annexer par le tourisme ou d’autres activités commerciales ». Avec la mondialisation, l’université s’affranchit de ses liens directs avec l’État-nation et la culture.
Deux symptômes
Parmi les symptômes contemporains de cet affranchissement, l’auteur insiste sur l’avènement et l’essor des Cultural Studies, un nouveau champ d’études universitaires pour lequel « [t]outes les manifestations de la culture sont des pratiques signifiantes, et toutes les pratiques signifiantes des manifestations de la culture ». Selon Readings, les Cultural Studies annoncent la fin de la culture comme idéal régulateur. « Les Cultural Studies naissent quand la culture cesse d’être le principe directeur de l’université pour devenir un objet d’étude parmi d’autres, une discipline au lieu d’une idée métadisciplinaire ». Dans les universités contemporaines, la culture se retrouve sans contenu spécifique. Elle est « déférentialisée ». Comme le dirait Charles Taylor, elle cesse d’offrir un « horizon de signification ».
Un second symptôme est la surutilisation, dans le langage académique d’aujourd’hui, du mot « excellence ». Cette notion obscure, qui remplace désormais la culture comme idéal unificateur, a « l’avantage d’être complètement dépourvue de signification, d’être non référentielle ». Tout le monde peut viser l’excellence, car « le degré d’applicabilité de cette notion est directement proportionnel à sa vacuité ». « Le contenu de l’enseignement ou de la recherche importe moins que le fait que ces activités soient accomplies d’excellente façon. » La notion d’excellence répond en outre aux besoins du capitalisme contemporain, car elle « amène l’institution à se percevoir uniquement comme une structure administrative, calquée sur le modèle de l’entreprise ».
Pour l’avenir
« Ainsi Kant considérait [qu’à l’université ]l’on pouvait se découvrir en tant qu’être parfaitement raisonnable, les idéalistes allemands, qu’on pouvait prendre conscience de soi comme être de culture, et les technocrates d’aujourd’hui, qu’on peut révéler en tant qu’être “excellent”. » Bill Readings raconte la décadence, cartographie les décombres, mais ne sombre pas pour autant dans une nostalgie romantique. Il a fait son deuil. Selon lui, il est impossible de revenir à l’idéal kantien de la raison ou à l’idéal humboldtien de la culture. Au contraire, l’université « postnationale » et « posthistorique » à l’ère de la mondialisation doit tirer parti de la « déréférentialisation ». Il faut accepter les ruines et « […] entreprendre un incessant travail de détournement de ces lieux que nous a légués [l’] histoire ». « À l’instar des habitants d’une certaine ville d’Italie, nous ne pouvons ni tenter de recréer la cité-État de la Renaissance ni chercher à détruire ses vestiges pour faire place à des immeubles en hauteur conçus de façon rationnelle. Il faut plutôt conférer de nouveaux usages à ses contours anguleux et à ses canaux venteux, s’ouvrir aux dissonances cognitives induites par ses places encloses et ses campaniles maintenant dépourvus de signification. »