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Accoucher au nord du 60e

Par Monique Paré le 2014/07
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Accoucher au nord du 60e

Par Monique Paré le 2014/07

Je travaille dans le Nord depuis 1993. J’ai vu deux générations de médecins, de sages-femmes et d’infirmières y œuvrer. Aujourd’hui, les plus anciens et anciennes espacent leurs visites et font place aux plus jeunes. Et c’est la même chose pour les trois professions. Je suis une « vieille ». Ici, au nord du 60e, il a fallu apprendre à donner beaucoup de services avec peu de moyens. J’ai connu un infirmier qui était là bien avant moi. Il lui arrivait d’arracher des dents. Maintenant y’a des dentistes!

En 1981, les femmes inuites ont demandé à rester sur leur territoire pour accoucher, auprès de leur famille et dans leur langue, avec des sages-femmes de leur communauté. Durant toute une génération, on avait séparé les familles pour envoyer les femmes accoucher là où on les croyait plus en sécurité : dans les hôpitaux du « sud », dans une culture et une langue qui leur étaient étrangères, laissant le père dans le village avec les autres enfants. Cela arrive encore que des femmes doivent aller accoucher plus au sud, mais c’est rare et seulement quand on anticipe une complication qu’il serait difficile de gérer ici. La grande majorité des femmes accouchent maintenant dans l’une des trois maternités : au centre de santé Inuulitsivik à Puvirnituq ou dans les CLSC de Salluit et d’Inukjuak. Les femmes des quatre autres villages de la côte doivent se déplacer dans l’une de ces trois maternités pour accoucher. Mais elles demeurent dans leur culture et en général elles s’absentent moins longtemps de chez elles.

La profession de sage-femme est également enseignée à des femmes de la communauté depuis l’ouverture de l’hôpital de Puvirnituq, en 1986. Au terme de leur formation, elles obtiennent un permis de l’Ordre des sages-femmes du Québec et ont droit aux mêmes conditions de travail que nous (obligations, privilèges, salaire, congés, etc.)

Juste comme j’écris ces lignes, la maison sur pilotis que j’habite est violemment secouée par le vent. Il n’y aurait pas moyen de transférer qui que ce soit avec un vent pareil. Air Inuit reste au sol !

Au CLSC de Salluit, nous avons une équipe d’infirmiers et d’infirmières extraordinaires et un médecin (parfois deux) dans le village. Nous avons les médicaments d’urgence et l’équipement de base pour répondre aux urgences. Pas de sang, ici, à Salluit, et pas d’anesthésiste (pas d’épidurale), pas de chirurgien (pas de césarienne) dans aucune des trois maternités. Aucune route entre les villages.

Les femmes ont choisi d’accoucher sur leur territoire en sachant tout cela. Elles voient l’accouchement bien plus comme un événement normal qui se vit avec leurs proches que comme un acte hautement médicalisé.

Le suivi de grossesse permet de faire de l’éducation, de la prévention et du dépistage. Nous utilisons l’essentiel de la technologie pour les examens de laboratoire et les échographies. Le reste est un suivi clinique où nos principaux outils sont la vue, l’ouïe, le toucher et l’odorat.

Pour vous dire où j’en suis après plus ou moins 20 ans d’aller-retour dans le Nord, ce sont les gens des communautés, l’environnement et surtout le fait de participer à un projet qui vise une plus grande autonomie des femmes d’ici à travers la formation des sages-femmes locales qui me donnent le goût de continuer. La qualité des statistiques de nos services est impressionnante1.

Par contre, l’envahissement des technologies et l’autoritarisme grandissant du corps médical envers la population et les autres professions de la santé minent la passion que j’ai déjà connue. À mesure que le service hospitalier grossit, la technologie s’impose avec certains des jeunes praticiens qui arrivent. Je crois qu’on devrait davantage s’interroger sur l’impact que cette dépendance à la technologie aura (et a déjà) sur la qualité et les coûts des services que l’on donne.

La transformation qui s’opère apporte moins d’humanité et de cœur. Je perçois plus d’insécurité de la part de nos jeunes médecins qui réclament en contrepartie plus de technologies. Tout va de plus en plus vite. Moins de temps de discussions interprofessionnelles pour faire de meilleurs choix, avec la participation des usagers. Des rapports avec la communauté (clientes ou patientes) moins égalitaires.

La philosophie qui guide la pratique sage-femme au Québec défend ce rapport d’égalité entre les praticiennes et la population desservie2.

Au moment de leur naissance, j’ai longtemps eu pour habitude de présenter un vœu à l’enfant, comme une bonne fée-marraine : « Je te souhaite d’être bon, d’avoir le don de la générosité, le sens de l’accueil, de l’ouverture d’esprit, de la détermination pour réaliser tes rêves, le respect de tes valeurs, de la patience »… pour un peu d’espoir.

Compte tenu de l’évolution de la situation, j’éprouve parfois plus de tristesse que de joie à voir les enfants naître. Je crains de perdre cet élan du cœur et cette place pour l’humanité à travers mon travail. Ce sont les femmes, les familles, les sages-femmes locales et apprenties sages-femmes qui font que je reste.

La maison se fait vraiment secouer là. Je pense aux caribous qui sont dehors. Ça doit pousser fort sur leurs cornes. Pas de forêt pour se mettre à l’abri.

Ce soir le soleil se couche à 22 h 30 et se lèvera à 3 h 30.

  1. Philosophie de la pratique sage-femme, Regroupement Les Sages-femmes du Québec ; www.rsfq.qc.ca
  2. Remote midwifery in Nunavik, Quebec, Canada: Outcomes of perinatal care for the Inuulitsivik health center, 2000-2007. V. Van Wagner, C. Osepchook, E. Harney, C. Crosbie, M. Tulugak. Midirs Midwifery Digest 23: 1 2013.

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