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À contretemps de l’été

Par Katerine Gosselin le 2014/07
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À contretemps de l’été

Par Katerine Gosselin le 2014/07

Cet été 2014 est marqué par les commémorations. Commémorations de la plus haute importance, s’il est permis de faire des distinctions dans ce domaine : celles du centenaire de la Première Guerre mondiale et du soixante-dixième anniversaire du débarquement de Normandie.

Depuis presque un siècle, on commémore la Grande Guerre dans la grisaille de novembre. Le jour du Souvenir, où l’on se souvient de l’Armistice de 1918 et de toutes les vies sacrifiées par la guerre, demeure associé aux arbres dépouillés et à la terre froide et humide de ce mois d’avant la fin, dont la religion catholique a fait le mois des morts. Les nombreux reportages et documentaires sur les deux guerres mondiales diffusés depuis le printemps sont venus briser cette association – ce qui, en matière de mémoire comme de culture, est toujours heureux, voire vital.

La série La Grande Guerre des Canadiens produite récemment par Radio-Canada nous a fait entendre plusieurs souvenirs personnels de l’été 1914, révélés par des archives et les témoignages de descendants. En écoutant cette série, j’ai été frappée par le contraste entre les souvenirs estivaux qui nous étaient racontés et le temps brumeux pré-hivernal dans lequel tendent à se confondre nos représentations de la guerre. L’imaginaire des tranchées est sombre, comment pourrait-il en être autrement? Mais le soleil a dû briller indifféremment sur les tranchées comme sur le reste de la terre, qui n’arrête pas de tourner.

Ces incohérences météorologiques m’ont frappée parce qu’elles sont au cœur d’un roman que j’affectionne particulièrement, Le Jardin des plantes de Claude Simon, paru en 1997. Mobilisé en août 1939, Simon a servi dans un régiment de dragons qui a été presque entièrement anéanti pendant la débâcle de mai 1940, les cavaliers français munis de sabres faisant face aux blindés et aux avions allemands. Cette débâcle était déjà racontée dans le roman le plus connu de Simon, paru en 1960 et traduit dans plusieurs langues, La Route des Flandres.

Dans Le Jardin des plantes, Simon revient sur ce roman de trente-sept ans antérieur et sur la manière dont il y a raconté son expérience de la guerre : « il faut croire que je ne l’ai pas si bien décrite, parce que figurez-vous qu’un des éditeurs étrangers a trouvé bon […] de décorer la jaquette du livre avec un dessin représentant le cadavre d’un cheval en travers d’une route défoncée, boueuse, parsemée de flaques et bordée d’arbres déchiquetés. […] D’une manière générale les couleurs des jaquettes tirent sur le rouge et le noir. Feu et ténèbres. »

Or rien de cela en mai 1940 : la grande débâcle, rectifie Simon dans Le Jardin des plantes, a eu lieu dans une « éblouissante matinée de printemps » au « ciel tout bleu », dans « les prés fleuris, la verte campagne ». Si son expérience de la guerre lui a laissé un souvenir de profonde irréalité, c’est en partie en raison de ce contraste, qui donne aux événements apocalyptiques un caractère dérisoire. Il ne faisait pas « le bon temps » en mai 1940, il faisait trop beau. Impossible de tenir dans une même image ce temps et ce qui s’y est déroulé. Et difficile, dès lors, d’en transmettre le souvenir.

Si la réalité dépasse infiniment les représentations qu’on s’en fait, cela est d’autant plus vrai s’agissant de la réalité de la guerre. Depuis le dernier demi-siècle, des écrivains et des artistes ont inventé des formes narratives qui peuvent rendre compte, en marge des commémorations officielles, de cette expérience extrême et pourtant constitutive de la mémoire collective. Pourquoi ne pas profiter de cet été 2014 pour découvrir leurs œuvres et nous laisser emplir des mémoires particulières et multiples qu’elles nous offrent?

Pourquoi ne pas mettre dans son sac de plage un livre parlant de la guerre, et nous immiscer dans le vécu de femmes et d’hommes que l’histoire a faits et qui ont chacun à leur manière fait l’histoire? Après tout, si on nous conseille toujours des lectures légères pour l’été, on se demande bien quel temps restera pour les lectures « lourdes ». Faut-il attendre novembre pour lire sur la guerre? Qui sait, ces lectures à contretemps de l’été contribueront peut-être à en faire un été mémorable.

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