Politique

Les opposants avaient raison !

Par Danielle Gauvreau le 2013/07
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Les opposants avaient raison !

Par Danielle Gauvreau le 2013/07

Le 8 mai dernier, Statistique Canada rendait publics les premiers résultats de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM), qui a remplacé en 2011 le questionnaire long obligatoire du recensement. Dans un contexte où l’utilisation de ces données pose de nouveaux défis et où l’ingérence du gouvernement Harper dans différents domaines est de plus en plus présente, il paraît opportun de revenir sur la saga ayant entouré le recensement de 2011 au Canada.

Une décision controversée

La décision du gouvernement Harper de remplacer le questionnaire long obligatoire du recensement par une enquête à caractère volontaire est annoncée à la fin juin 2010, moins d’un an avant le recensement prévu en mai 2011. Cette décision prend tout le monde par surprise et va à l’encontre de l’avis même de Statistique Canada qui, par la voix de son statisticien en chef, Munir Sheikh, avertit qu’une enquête ne peut pas remplacer un recensement. M. Sheikh démissionnera de son poste quelques semaines plus tard dans la foulée de cette crise. Un tollé de protestations s’ensuit tout au long de l’été, de la part de chercheurs mais aussi d’un large éventail d’utilisateurs des données du recensement : municipalités du Québec, commissions scolaires, groupes communautaires, entreprises privées, etc. Rien n’y fait, le gouvernement fédéral ne recule pas. En réaction aux poursuites de la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada, il décide pourtant d’ajouter deux questions sur la langue au questionnaire court du recensement (qui passe ainsi de huit à dix questions), conscient que ces informations sont nécessaires en vertu de la Loi sur les langues officielles afin de prodiguer des services appropriés aux minorités linguistiques.

Mais quelles raisons poussent le gouvernement à agir ainsi et pourquoi la décision suscite-t-elle autant de grogne ? Le gouvernement allègue qu’une enquête à caractère non obligatoire respecte mieux la vie privée des gens : ceux-ci n’ont plus à dévoiler le nombre de chambres à coucher dans leur demeure et ils ne s’exposent plus à des poursuites et à des peines de prison pour ne pas avoir rempli le questionnaire du recensement. Vérification faite, deux plaintes seulement ont été enregistrées à la suite du recensement de 2006 et personne n’a jamais été emprisonné pour ne pas avoir rempli son formulaire1 ! Cette raison ne convainc donc personne, surtout pas les opposants qui s’inquiètent du taux de réponse beaucoup plus faible enregistré dans les enquêtes non obligatoires et encore plus du biais de réponse qui compromet la représentativité de certaines populations. Un tel biais se produit quand certaines populations sont moins enclines à participer aux enquêtes, ce qui est généralement le cas des populations plus vulnérables (pauvres, immigrants, etc.). Avec de tels résultats, comment les données de l’ENM pourront-elles être utilisées pour justifier une demande de subvention d’un organisme communautaire dans une petite localité ou encore la mise sur pied d’un programme de persévérance scolaire dans un quartier défavorisé ? De plus, tout le programme d’enquêtes sur la population canadienne s’appuie sur la bonne connaissance de la population pour obtenir des échantillons représentatifs, un objectif qui risque aussi d’être compromis par cette décision.

L’ENM a eu lieu en mai 2011. Le questionnaire de l’enquête a été distribué à 30 % des ménages, un pourcentage plus élevé que le 20 % habituel du recensement long, ce qui fait grimper les coûts de l’opération mais ne corrige nullement le problème du biais de réponse. Au final, 69 % des personnes sollicitées y ont répondu (72 % au Québec), un pourcentage satisfaisant, mais bien en deçà du 94 % enregistré en 2006 pour le questionnaire long du recensement. Quel impact ces changements ont-ils sur la qualité des données et sur l’utilisation que l’on veut en faire ?

Une première mise en garde concernant les résultats du recensement

Les premiers signes de problèmes apparaissent à l’automne 2012 avec la publication des résultats des variables linguistiques, maintenant incluses dans le questionnaire du recensement. Pour une raison qui pourrait très bien être reliée au changement de contexte dans lequel les questions ont été posées (ordre, progression des sujets abordés), le nombre de réponses multiples aux questions portant sur la langue est nettement plus élevé en 2011 qu’en 2006. Ces réponses proviennent par exemple de personnes qui se déclarent à la fois de langue maternelle italienne et française, une information cruciale pour évaluer l’évolution linguistique, particulièrement dans les zones de diversité linguistique. Dans ses publications, Statistique Canada met les utilisateurs en garde contre le risque d’erreur lorsque des comparaisons dans le temps sont effectuées.

Les limites de l’ENM

La diffusion le 8 mai dernier des premiers résultats de l’ENM confirme l’existence d’autres problèmes liés au taux de réponse. Un taux minimal de 50 % étant requis pour la publication d’informations à l’échelle des localités prises individuellement, 1 128 d’entre elles ne peuvent faire l’objet de publication pour 2011, comparativement à 200 seulement en 2006. À l’échelle des provinces, la Saskatchewan est particulièrement touchée avec 43 % de ses localités, alors que le Québec en compte pour sa part 305 (24 %), dont 41 dans la région du Bas-Saint-Laurent (c’est le cas par exemple de Métis-sur-Mer, de Sainte-Hélène et de Sayabec).

Bref, les scénarios de tous les organismes qui critiquaient la décision du gouvernement Harper en 2010 se confirment malheureusement : la perte de qualité et l’appauvrissement des données disponibles vont bel et bien affecter l’usage qu’on pourra faire des données du recensement et de l’enquête réalisés en 2011. On peut déjà voir que certaines populations sont plus touchées : les minorités linguistiques, anglophones au Québec et francophones hors Québec, les autochtones, les petites localités rurales. Malgré le travail de Statistique Canada qui a réalisé des prouesses méthodologiques afin de préserver la qualité des données, les usagers des recensements n’auront pas accès à des données aussi complètes ni d’aussi bonne qualité. Et d’autres problèmes sont à prévoir à moyen terme.

L’avenir du recensement

Même si les recensements dans leur forme traditionnelle sont remis en question un peu partout dans le monde industrialisé2, la façon dont ils l’ont été au Canada est unique et particulièrement choquante : absence de consultation, décision précipitée peu avant le recensement, ingérence politique dans un processus qui, selon les standards internationaux, devrait relever d’une agence statistique indépendante, augmentation des coûts3. Le prochain recensement aura lieu en 2016 et la décision finale n’a pas encore été prise quant aux modalités précises qui le gouverneront.

Danielle Gauvreau est professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia et directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales.

  1. Munir Sheikh, « Good Data and Intelligent Government », dans Fred Gordet et Andrew Sharpe (dir.), New Directions for Intelligent Government in Canada : Papers in Honour of Ian Stewart, Ottawa, Centre for the Study of Living Standards, 2011.
  2. Voir Cahiers québécois de démographie : la fin des recensements ?, vol. 41, n˚ 2, 2012.
  3. On parle ici de coûts directs en raison de l’impression de nouveaux questionnaires pour l’ENM et de l’augmentation de la taille de l’échantillon (de 20 % à 30 %), mais aussi de coûts indirects en raison de la somme de travail imposée aux statisticiens et méthodologues de Statistique Canada qui se sont trouvés confrontés au défi de produire des données de qualité selon une procédure jamais éprouvée auparavant. En bout de ligne, c’est aussi l’excellente réputation de Statistique Canada qui risque d’en souffrir.

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