Nos blogues

Cinquante nuances de gris

Par Patricia Couture le 2013/05
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Cinquante nuances de gris

Par Patricia Couture le 2013/05

Cette nouvelle chroniqueuse est originaire de Matane. Elle vit en Bulgarie depuis 13 ans. Elle jette un regard extérieur sur ce qui nous touche de près, de ce côté-ci de l’Atlantique.

Il m’est souvenance d’une époque pourtant pas si lointaine où, quand sonnait la dernière cloche de l’année vers le 23 juin, on décelait encore, çà et là, des restants de bancs de neige sur les grandes pelouses devant la polyvalente de Matane. Le soleil éblouissait et mordait et tapait, mais le fond de l’air perçait encore facilement nos gilets Vuarnet. Le soleil. C’est ce qui manque le plus à l’exilée (à part la « pizza-ghetti » et les bourgots vendus à L’Isle-Verte). Ce soleil de chez nous, ce Galarneau de fin d’hiver et de wanna be été, celui qui reprend ses droits, en se bombant le torse dans le miroir du fleuve.

Car ici, dans la plus haute capitale des Balkans, l’hiver et le printemps ne sont qu’un interminable automne sans lumière. Sofia, bien que récemment européenne, n’en est pas moins ultra fashion et a compris depuis longtemps que le gris était le nouveau noir. Ainsi arbore-t-elle le gris-pluie, le gris-brume-aéroport-fermé, le gris-neige-sale-jamais-ramassée qui se mue en gris-trottoir-casse-gueule, des superpositions de gris-chien-errant et un beau camaïeu de gris-benne-à-ordures avec son monsieur qui fouille dedans. La nuance arbre-urbain-effeuillé raye le faux plafond gris-nuages-bas tirant sur le gris-nuit-et-brouillard. Certains jours, un déconcertant gris-soleil prend des teintes ocres, rendant presque beaux les passants gris, cernés en-dessous des yeux. Vous y objecterez le gris-Saint-Laurent, les jours où le ciel et le fleuve ne font qu’un, le gris-brume-à-couper-au-couteau, le gris-lendemain-de-veille, le gris-relents-de-pâtes-et-papiers, le gris-crevettes-pas-cuites, le gris-éolienne… Sachez qu’ils sont d’une beauté romantique dans le souvenir forcement idéalisé de la Terre natale. Ils sont cobalt, marbrés et vif-argent.

Et puis vous autres, pour passer à travers, vous avez pu regarder Unité 9 et l’inénarrable commission Charbonneau, avec ses truculents personnages souvent plus drôles et pathétiques que toutes les parodies qu’on peut en faire. Au début, de loin, on n’en revient pas, on est choqués. « Ben voyons donc M’sieur Enquêtes, au Québec aussi c’est de même que ça marche ? » Pareil, pareil qu’ici dans les pays de l’Est, où le mot corruption n’est jamais employé aux nouvelles et dans la presse tellement il ne veut rien dire. Le même théâtre, les mêmes « ti-counes », les mêmes « mononcles » avec les mêmes costumes « cheap ». Les mêmes lettres de menace avec des fautes d’orthographe, les mêmes accents et intonations de doublage de mauvais films. Avec Monsieur TPS et Zambito pour remplacer, traduction libre du bulgare, Yvan le Tracteur et Alex les Babouches.

Ici aussi personne n’est jamais au courant de rien, à tous les étages, même si tout ou presque se fait au grand jour, sans même se donner la peine de cacher l’argent dans ses bas. Seul le décor change. Pas beaucoup de technologies et de chaises confortables dans les salles d’audience balkaniques, tout de lambris bruns décatis où il ne subsiste rien de la prestance communiste. Et difficile de dire qui, des escrocs ou des juges, sont les plus croches quand tous pataugent dans la même saleté, même si se tient invariablement dans un coin une petite grand-mère, femme de ménage, avec un fichu sur la tête, tenant sa guenille grise qui sert aussi bien à laver les bols de toilette que les dessus de bureau.

Quand on compare les zones grises, on se console ? Bien non, finalement. Et ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle. Mais on devient comme ça en exil, lâches et blasés. On préfère tout relativiser et concentrer ses énergies d’activiste sur de vraies questions sociétales. Comme écrire à Tou.tv pour se plaindre qu’Infoman, La Galère et 19-2 « sont des documents vidéos, qui conformément aux droits de diffusion, ne sont pas disponibles dans votre pays ». Parce qu’on se dit qu’on ne pourrait, de toute façon, rien changer en retournant vivre avec ses vieux dans le Bas-du-Fleuve. Alors on « laisse faire ». On « laisse » les carrés rouges taper sur des casseroles et devenir un printemps érable dans la presse internationale, en essayant de cacher sa fierté mais aussi de ravaler son cynisme. On « laisse » Justin Trudeau et ses trémolos devenir chef des libéraux, lui qui a tellement l’air d’une imitation qu’en ferait René Simard dans un Bye Bye. On « laisse » s’incruster des néologismes « dégueux » (du linge mou ? !). On « laisse » les Québécois se faire laver de leurs ressources naturelles. Laver avec une guenille qui sert aux dessus de bureau comme aux bols de toilette.

Puis, quand on a fini d’écouter Céline Galipeau et ses blazers trop gris le matin sur TV5, on choisis alors France2 pour tomber, au beau milieu de l’émission matinale avec ses animateurs et leur accent « trou-de-cul-de-poule », sur la nouvelle révélation acadienne qui se met à hurler : MA VIE C’EST DE LA MAAAAAAAARDE ! Dehors, il fait gris, mais toute la journée on se promènera avec un gros smile de Gaspésienne, heureuse d’être contente.

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