Quelle est l’importance de la culture et du livre ? Cet article propose d’envisager cette question sous un angle original : comme minoritaires en Amérique du Nord, les Québécois et les autres francophones du continent vivent une pression constante, plus ou moins forte selon les régions, pour l’apprentissage de l’anglais. Or, la maîtrise de cette langue seconde obligée (puisque personne, au Québec, n’apprend l’arabe, le portugais ou l’espagnol avant d’apprendre l’anglais) pousse trop souvent ses nouveaux locuteurs à faire des choix culturels dans la langue d’Hemingway et de J. K. Rowling. Combien de Québécois ont dans leur bibliothèque plus de livres et de CD en anglais qu’en français ? Collons à l’actualité en orientant la réflexion du côté du débat qui fait rage entre partisans et opposants de l’implantation du programme d’anglais intensif en 6e année. Retour sur la genèse d’une mesure controversée.
En contexte minoritaire, trouver le juste équilibre entre l’apprentissage d’une langue maternelle et celui d’une langue seconde relève souvent de l’acrobatie. Deux conceptions opposées répondent de manière contrastée aux principales questions soulevées par cet enjeu : « à quel moment ? » et « à quelle dose ? »
Première conception, celle des libéraux : pendant les neuf ans de son règne, Jean Charest n’a jamais caché son désir de renforcer la maîtrise de l’anglais chez les Québécois. Et cela devait forcément et principalement passer par l’école. Joignant le geste à la parole, le premier ministre a annoncé, en janvier 2012, son intention d’implanter dans toutes les écoles primaires du Québec, d’ici 2015, un programme d’anglais intensif en 6e année visant à la fois à en augmenter et à en concentrer l’enseignement. Une année au primaire comporte 900 heures de cours. Dans les écoles où il est déjà en vigueur, le programme d’anglais intensif monopolise 400 des 450 heures d’une demi-année, ayant pour effet de réduire le temps réservé aux matières comme le français et les mathématiques à aussi peu que 50. Fait à noter, du début du primaire à la fin du cégep, aucune autre matière, y compris le français langue maternelle, n’a hérité du privilège de tasser ainsi toutes les autres. Par ailleurs, un obstacle de taille attend les partisans de ce programme : comme l’a déjà reconnu l’ex-ministre de l’Éducation Line Beauchamp à l’occasion d’un échange avec le député péquiste Sylvain Gaudreault à l’Assemblée nationale, l’imposition de ce programme contrevient à l’article 86 de la Loi sur l’instruction publique, qui confère aux conseils d’établissement des écoles (et non au MÉLS) le pouvoir de déterminer le temps voué à l’enseignement des matières obligatoires.
Deuxième conception, aux antipodes de la première : le 11 octobre dernier, conformément à ce qu’avait annoncé le Parti québécois en campagne électorale, la nouvelle ministre de l’Éducation Marie Malavoy, a choisi d’imposer un moratoire sur cette mesure, le temps d’offrir d’autres options et de bien en évaluer les conséquences sur les élèves en difficulté et sur la tâche des enseignants titulaires, dont 1 235 se verraient purement et simplement remplacés par des professeurs d’anglais. « On peut apprendre l’anglais d’autres manières, cheminer avec des modes différents. Par exemple, l’anglais intensif dans certaines écoles ciblées, et des cours répartis sur tout le 2e cycle dans d’autres en éliminant les cours d’anglais du 1er cycle, le temps que les jeunes se familiarisent avec les rudiments de la grammaire, de la syntaxe et du vocabulaire du français », suggérait la ministre. Il faut rappeler que le statu quo accorde tout de même une place très importante à l’anglais : de la 1re année du primaire à la dernière année du cégep, de 920 à 1 070 heures sont consacrées à l’anglais, à raison de 300 heures au primaire, 200 (anglais de base) ou 300 (anglais enrichi) au 1er cycle du secondaire, 300 ou 350 heures au 2e cycle, et 120 heures au niveau collégial. Le fruit de ce parcours permet déjà aux Québécois d’obtenir, toutes matières confondues, le plus haut taux de réussite aux épreuves ministérielles d’anglais langue seconde1. Dans ce contexte, plusieurs remettent en question la nécessité de la mesure annoncée par Charest, d’autant plus que pendant ce temps, les Anglo-Québécois (de même que les anglophones des autres provinces) n’auront aucunement à suivre un programme équivalent en français intensif.
Un sondage biaisé et incomplet
De son côté, la Fédération des comités de parents du Québec (FCPQ) a fait circuler, en janvier 2012, un sondage maison par Internet auprès des parents membres de conseils d’établissement. Les questions de ce sondage controversé, auquel seulement 577 parents ont répondu, se sont avérées fortement biaisées en faveur de l’implantation de la mesure. De plus, la note aux lecteurs tirée de la compilation des résultats invitait d’entrée de jeu le lecteur à la prudence, le nombre de personnes ayant reçu le sondage étant inconnu, tout comme il n’était pas possible de savoir comment le sondage a été transmis et présenté dans chacun des milieux2. C’est pourtant sur ces résultats très partiels et partiaux que la FCPQ s’est appuyée pour compiler ses faits saillants. Le verdict, prévisible puisqu’il incitait surtout les parents favorables à la mesure à se manifester, a permis à son président de se targuer d’avoir obtenu un faramineux 87 % en sa faveur. Une représentativité si douteuse ne permet pas de dégager d’appui net, ni de pavoiser comme l’a fait son président Gaston Rioux.
Des années cruciales
Cela dit, les années de la fin du primaire et du début du secondaire sont cruciales pour les choix culturels. Comme l’a démontré une étude de l’Institut de recherche sur le français en Amérique, c’est à ce moment que les jeunes deviennent des consommateurs de biens culturels, et leurs choix s’avèrent déterminants pour ceux qui suivront dans leur vie. Livres, CD, DVD abondent en version anglaise. Le risque de faire passer les enfants dans un système accordant une très grande place à l’anglais est de les voir ne s’abonner qu’à des magazines en anglais, réclamer des films en version originale anglaise, préférer les livres en anglais aux livres en français. Ce serait là une étape franchie vers ce que les anglophones appellent l’acculturation. De leur côté, les créateurs québécois, qui produisent déjà dans une importante proportion des œuvres directement en anglais, seront de plus en plus incités à le faire, privant le français d’une source de dynamisme et de richesse.
Bref, dans le débat qui a cours en ce moment sur l’enseignement de l’anglais et sur la quantité d’heures à y consacrer, il faudrait tenir compte de l’impact qu’un tel choix aura sur les choix culturels de nos enfants. L’anglais doit demeurer une corde de plus à leur arc, et non pas remplacer dans leur cœur leur langue maternelle.
Jean-François Vallée est professeur de français au Cégep de La Pocatière, membre du collectif Citoyens pour un moratoire sur l’anglais intensif en 6e année et porte-parole du Mouvement Québec français dans le Bas-Saint-Laurent.
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1. Gouvernement du Québec. Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Indicateurs de l’éducation, 2011.
2. Fédération des comités de parents du Québec, L’enseignement intensif de l’anglais, langue seconde. Résultats du sondage mené auprès des membres de la FCPQ, 2012.
3. Institut de recherche sur le français en Amérique, Le choix anglicisant. Une analyse des comportements linguistiques des étudiants du collégial sur l’île de Montréal, 2010.