À l’instar de la « classe » estudiantine, les professeurs d’université ont bon dos ces jours-ci. À entendre certains, et pas toujours parmi les moins scolarisés, ils seraient payés à ne rien faire, une période de chômage forcé qu’ils meubleraient à corrompre la jeunesse ou encore à prolonger leurs prétendus quatre mois de vacances. « Fermez vos gueules et enseignez », leur intime-t-on en substance.
Même ceux-là qui déplorent la dévalorisation de l’enseignement et s’appesantissent sur notre médiocrité culturelle colportent des clichés faciles ou laissent échapper des propos trahissant une incompréhension flagrante de la tâche concrète d’un professeur d’université. Bien sûr, ce ne sont pas tous les aspects de cette dernière qui font consensus, et cela même au sein de la corporation, comme en fait foi le débat « dreyfusard » sur la neutralité que devraient ou ne devraient pas observer les professeurs dans la présente crise. On peut néanmoins identifier quelques réalités « objectives ».
Dans le réseau de l’Université du Québec, par exemple, la tâche d’un professeur comporte quatre volets principaux : l’enseignement – dont la pondération ne peut généralement excéder 60 % de la tâche globale ; la recherche, ce qui inclut la dimension scientifique du travail intellectuel autant que la prenante recherche de financement, la gestion quotidienne des infrastructures de recherche, l’encadrement des assistants, etc. ; l’administration pédagogique (direction de programmes, travail de comités, etc.) ; les autres activités universitaires (évaluation de mémoires et de thèses, direction de revues, services à la collectivité, etc.). Les professeurs sont évalués périodiquement sur chacun des aspects de leur tâche, tout comme ils le sont, par leurs pairs, pour leurs publications et leurs demandes de subvention.
Leur travail ne s’arrêtant pas à l’enseignement et s’étalant sur l’ensemble de l’année, les professeurs ne sont pas rémunérés en fonction du nombre de cours qu’ils donnent – une tâche normale en comporte quatre – ou pour une période de temps donnée. Ce qui signifie qu’à moins d’une annulation de la session d’hiver, bon gré mal gré, ils vont reprendre les cours manqués durant la grève. Et les semaines qu’aura duré cette dernière, ils les auront occupées non pas à se tourner les pouces, mais à poursuivre les activités associées aux autres composantes de leur tâche. Idéalement, ils auront aussi pris le temps de discuter avec les étudiants – les rouges, les verts et tout le reste de l’arc-en-ciel –, ce qui, quoi qu’on en dise, fait aussi partie de leur rôle de formateurs.
Au fondement de l’université moderne, on trouve les principes de la liberté de l’enseignement et celui de la collaboration de la recherche et de l’enseignement. La liberté académique permet aux professeurs de s’émanciper face aux demandes sociales, politiques, économiques, et d’exercer ainsi une fonction critique au sein de la société. L’autre principe veut que le transmetteur de connaissances soit en même temps un producteur de connaissances. Adopté partout en Occident, ce modèle est source de tension, mais il reste le meilleur qui soit à ce jour. Il produit non pas des enseignants, mais des professeurs-chercheurs capables d’intervenir dans leur champ de compétence spécifique.
Sachant tout cela, doit-on se scandaliser ou même s’étonner qu’un grand nombre de professeurs se sentent actuellement concernés par les questions d’accessibilité aux études post-collégiales, de financement des universités, du statut de la recherche ? Apparemment, aux yeux du ministère de l’Éducation et d’un pan de l’opinion publique, les deux groupes au cœur de la mission des universités, les étudiants et les professeurs, seraient ceux qui sont les moins aptes à discuter du sort de celle-ci en raison d’un supposé « conflit d’intérêts ». À preuve, lors des négociations récentes entre le gouvernement et les associations étudiantes, les représentants officiels des professeurs n’ont pas été invités à la table, alors que les grandes centrales syndicales et les représentants des administrations universitaires, eux, ont obtenu leur laissez-passer. Le chat était déjà sorti du sac, il faut le dire, lors du dépôt du projet de loi 107 sur la gouvernance des universités, qui prévoyait notamment accroître la présence des « administrateurs indépendants » – lire le secteur privé – au conseil d’administration des universités. Gloire aux gestionnaires…
En ces temps maussades et cyniques, personne ne demande aux citoyens de s’apitoyer sur le sort des pauvres professeurs d’université. Ceux-ci profitent de conditions matérielles et intellectuelles exceptionnelles, ce qu’ils ne devraient d’ailleurs jamais oublier en dépit de la forte pression qui règne dans le monde universitaire. En les réduisant à des prestataires de services, à de simples « donneurs de cours », toutefois, loin de se montrer plus exigeant à leur égard, on les prive d’une partie de leur raison d’être. Leur demander de se taire, de rentrer dans le rang, de jouer les éteignoirs, c’est contribuer à les déresponsabiliser socialement. Que veut-on dans nos salles de classe, des intellectuels ou des fonctionnaires serviles ? Et qui espère-t-on former ? De simples employés moulés sur mesure pour les besoins d’entreprises réticentes à investir en recherche et formation, ou bien des citoyens capables de penser de manière critique et constructive ?
L’auteur est professeur en histoire à l’UQAR.