La loi 78 qui a sorti les casseroles des cuisines ces dernières semaines est décriée par une bonne partie de la population. Être pour ou contre la hausse des droits de scolarité n’est plus une condition pour défier l’autorité et marcher illégalement dans les rues. Certains réclament la démission de Jean Charest, d’autres des élections, la majorité exige des négociations honnêtes. Mais qu’en est-il de l’autorité du gouvernement ? Osons-nous encore dire « notre gouvernement » ? Pourquoi la population décide-t-elle de défier la loi mise en place par des ministres élus démocratiquement ?
L’anticonstitutionnalité évidente de cette loi est un premier argument, mais regardons plus loin. Malgré les soupçons de corruption qui pèsent sur eux, malgré leur précipitation à mettre de l’avant un projet d’envergure dans le Nord québécois et l’adoption d’une loi qui va à l’encontre de la Charte des droits et libertés de la personne, les libéraux possèdent toujours le pouvoir au Québec. Des élections prochaines représentent le seul espoir de ceux qui souhaitent le leur retirer. Pourtant, les faits le montrent quotidiennement, le Parti libéral a perdu son autorité sur une grande part de la population. Si les policiers utilisent la loi pour déclarer les manifestations illégales, au moment d’écrire ces lignes, aucun constat d’infraction n’a été donné en vertu de la loi 78, les policiers préférant des règlements municipaux pour sanctionner les vilains. Les gens sortent illégalement dans les rues, certains en famille, et ce, pour montrer au gouvernement en place que son pouvoir n’est plus respecté. Pourquoi ?
Alain Renaut, philosophe politique, présente, dans La fin de l’autorité1, les fondements de l’autorité politique dans les sociétés démocratiques modernes. Chez les anciens, soit dans les sociétés prédémocratiques, l’autorité revenait au plus fort, mais elle demeurait fragile et pouvait être remise en cause par quiconque croyait pouvoir défier le souverain. Pour s’octroyer davantage d’autorité, les souverains s’appuyaient alors sur des principes transcendants, soit la divinité, l’ordre naturel du monde (qui impose un rôle à chacun, dans ce cas-ci, gouvernant ou gouverné) ou la tradition.
L’évolution des peuples les a amenés à réclamer des gouvernants élus, refusant du même coup l’autorité factice des plus forts. Chez les anciens, c’est le droit du plus fort qui primait, chez les modernes, c’est le droit du plus grand nombre qui prévaut. Mais maintenant que le gouvernement est élu et a obtenu le pouvoir, qu’est-ce qui assure son autorité ? Paradoxalement, et c’est le principe de base de la démocratie, le pouvoir n’appartient à personne et l’autorité des gouvernements élus démocratiquement leur vient de la possibilité qu’a la population de juger, de combattre, voire de renverser ceux qu’elle a élus.
Afin d’assurer sa légitimité, le gouvernement doit reconnaître et respecter les droits et les libertés de ses citoyens, et ce, tout au long de son mandat. S’il ne respecte pas ce principe démocratique de base, le gouvernement voit son autorité faiblir aux yeux de la population, qui peut alors aller jusqu’à se rebeller, comme nous le constatons actuellement au Québec. Le gouvernement libéral a outrepassé ses pouvoirs en niant certains droits fondamentaux de toute société démocratique, soit les libertés d’association, d’expression et de manifestation pacifique. Par cette négation, il a brisé le contrat qui le liait à ses citoyens, qui ne lui accordent plus la légitimité nécessaire à l’obéissance d’un peuple. Résultat : les concerts de casseroles se multiplient à travers la province.
On peut voir la situation sous un angle différent, ce que font visiblement les libéraux, et affirmer que si le peuple a élu un parti, ce dernier peut tirer de ce vote de confiance toute la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir. Mais ce que nos gouvernants semblent avoir oublié, c’est que ce pouvoir, peu importe de quel point de vue on le regarde, n’est pas sans limites.
En 1792, Condorcet, qui s’est battu toute sa vie pour les droits de l’homme et qui est aujourd’hui considéré comme le fondateur des systèmes scolaires modernes, réclamait déjà une instruction publique gratuite qui permettrait à chacun de s’épanouir, mais aussi de devenir un bon citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs envers la société. Dans son discours présenté à l’Assemblée législative, à Paris, Condorcet déclarait : « Les bonnes lois, disait Platon, sont celles que les citoyens aiment plus que la vie. En effet, comment les lois seraient-elles bonnes, si, pour les faire exécuter, il fallait employer une force étrangère à celle du peuple, et prêter à la justice l’appui de la tyrannie ? »
Dans un mémoire sur l’instruction publique, il affirmait ceci à propos de la Révolution française : « Aussi cette révolution n’est-elle pas celle d’un gouvernement, c’est celle des opinions et des volontés ; ce n’est pas le trône d’un despote qu’elle renverse, c’est celui de l’erreur et de la servitude volontaires. »
Les Québécois sont sortis dans les rues pour dire à leur gouvernement qu’il allait trop loin. Mais le Parti libéral est-il le gouvernement du peuple qui l’a élu ? Une question demeure : les droits et les libertés de qui cherche-t-il à préserver ?
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1. Alain Renaut, La fin de l’autorité, Flammarion, 2004, 266 p.