À défaut de mettre en marche un peuple vers son destin ou d’allumer les lumières d’une raison suffisante, il advient parfois que le travail de l’historien remette les pendules à l’heure. L’empire du capital d’Ellen Meiskins Wood a cet effet, offrant une lecture synthétique et sobre de la trajectoire et des productions qui ont participé à l’évolution des pratiques impériales et du capitalisme jusqu’à ses manifestations actuelles les plus médiatisées et « populaires ». Dans ce livre paru en 2003 et publié récemment en français chez Lux (2011), Wood poursuit une analyse critique des pratiques inhérentes au capitalisme, pratiques qu’elle nous a fait découvrir dans L’origine du capitalisme où elle détaille ses premières manifestations en Angleterre et les forces politiques et pratiques conditionnant l’émergence de cette idéologie.
Nouveau régime de discours, le capitalisme y est dépeint à partir d’une interprétation des termes d’une éthique protestante propre à sa niche socio-historique anglaise caractérisée notamment par la valorisation de l’appropriation de terres abandonnées à des fins d’amélioration de la productivité. Une thèse sujette à interprétations et à dérives qui, depuis, a souvent été poussée à l’extrême, menant à des pratiques coloniales barbares et à des développements économiques aliénants que Wood reconnaît dans les canons du capitalisme mondial et les visions politiques néolibérales.
Dans L’empire du capital, l’auteure, ancienne professeure à l’Université York de Toronto travaillant sur les pratiques de l’État, relève la complicité du capitalisme actuel avec les pratiques impérialistes incarnées plus spectaculairement par le gouvernement des États-Unis. Elle reprend certains aspects de la thèse de Rosa Luxembourg, tel l’intrinsèque besoin impérialiste et militariste du capitalisme et sa dépendance envers des États non capitalistes, et revient à plusieurs reprises sur la très grande dépendance des capitalistes envers les États-nations, une dépendance qui, selon Wood, fragilise le capitalisme et rend possibles des résistances et des politiques alternatives. Elle démontre en quoi l’idée du libre marché et la mise en doute de la valeur des singularités politiques nationales des États sont des leurres.
En parlant des politiques de cet « empire du capital », elle note : « Un jour, il peut obliger les petits agriculteurs à choisir les grandes monocultures destinées à l’exploitation et le lendemain, en fonction de ses besoins, il peut éliminer complètement ces fermiers en exigeant l’ouverture des marchés du tiers-monde tandis qu’il protège et subventionne ses propres producteurs agricoles. » Le capital ferait donc danser et chanter les travailleurs et les gouvernements. Vous l’avez compris, celui-là n’est pas Le Capital de Karl Marx, dont elle tient d’ailleurs à critiquer la lecture et la théorie, car il ne considérait qu’un seul territoire dans son analyse et manquait ainsi à donner une compréhension conséquente des pratiques impériales qui concordent avec les pratiques capitalistes. Contribution intéressante pour l’étude et la pratique politique internationale qui invite à renouer avec une réflexion attaquant les territoires de l’idéologie que plusieurs interprétations des philosophes postmodernes ont pu écarter de l’analyse et de la pratique politique.
Selon Wood, les altermondialistes ont réussi à nous faire prendre conscience des effets dévastateurs de l’empire. « Mais il est possible qu’à certains égards, leurs prémisses soient fausses. Ils sont en effet convaincus que les sociétés transnationales sont la source première de tous les maux de la mondialisation et que le pouvoir politique du capital réside surtout dans des institutions supranationales comme l’OMC. Ils en concluent sans doute que le capitalisme mondial agit comme il le fait plutôt à cause de son aspect mondial qu’à cause de son aspect capitaliste. » Elle leur suggère de cibler le niveau des institutions supranationales du capital et internationales du politique pour faire de nouvelles politiques et générer d’autres pratiques inter et transnationales.
Enfin, elle attire notre attention sur la guerre sans fin (ex. : contre le mal, les États « voyous ») et « sans victoire possible » que conduisent les corporations, investisseurs, discours, institutions qui coproduisent l’empire – dont les États-Unis se font le phare – et s’acoquinent des constitutions et constituantes d’États-nations, comme de plusieurs chefs et partis. Ellen Meiskins Wood appelle quoique timidement à la résistance, pointant l’étendue des possibles « oppositions », puis elle relaye l’écho des bruits sourds de la conception aujourd’hui dévaluée de « guerre juste », retournant au politique le débat. On comprend que celle-ci se voit difficilement concevable sans une libération ou une émancipation des termes de ce nouveau type d’empire.
Dans un tel contexte, l’indépendance d’une nation trouve une relative pertinence si elle retourne d’une volonté politique et culturelle aux horizons spécifiques ouvrant des potentiels d’alliances internationales dont les modalités, produits, horizons et principes seraient autres que ceux du dit empire. Tandis que celui-ci fait du capital son territoire, du capitalisme sa machine de guerre et du crédit (et son corolaire l’endettement) son cheval de Troie, peut-on aspirer à des pratiques alternatives et révolutionnaires qui, de-ci de-là, trouvent de belles, justes et bonnes fins ?