Dans son acceptation la plus stricte, l’indignation n’est pas à proprement parler un état politique. Elle évoque plutôt une réaction provoquée par une prise de conscience de la faillite du droit, en d’autres termes, elle traduit une douloureuse impression d’injustice. L’indignation est un cri de colère, un état passager, une transition, un réflexe de révolte qui provoque un rejet en bloc et sans appel des institutions qui l’ont engendrée.
Les détracteurs du mouvement des indignés s’arrêtent systématiquement ici : les indignés ont répudié l’ordre mais ils ont échoué à s’organiser, ils n’ont pas réussi à créer un mouvement politique. Or, si les sceptiques sont si faciles à décevoir, c’est peut-être parce qu’ils continuent de se demander : pourquoi n’étais-je donc pas, moi, suffisamment indigné pour manquer d’ambition utilitariste au point de vouloir crier sans souhaiter expliquer mon cri? L’indignation étant un mécanisme social, c’est à se demander ce que le libéralisme à fait du « nous ».
Les indignées n’ont pas de revendications. D’accord. Mais pourquoi diable, et comment est-ce possible? L’explication, mesdames et messieurs du jury, est de nature à faire vaciller l’ordre, et donc ceux qui ont des intérêts, ont intérêt à la passer sous silence. En fait, l’expérience en cours menée par les indignés est une tentative d’affranchir le politique de ses finalités instrumentales, comprenons ici l’élection, le partage du pouvoir et l’appropriation des richesses. L’expérience indignée est une expérience de démocratie participative, une expérience d’émancipation et de liberté. Et c’est pour cela que, selon les critères communément admis de notre système d’ordre, elle ne fonctionne pas; certainement pas parce qu’elle est ontologiquement erronée.
Or, et c’est peut-être là la plus grande surprise de toutes, l’expérience fonctionne! L’indignation a réussi à instaurer un mouvement spontané de rupture qui, sans moyens concertés et sans fins imposées, fonde, et c’est en cela qu’elle se transforme en acte politique, un espace publique peuplé d’acteurs politiques, c’est-à-dire de citoyennes et citoyens qui discutent collectivement des modalités du vivre-ensemble. Et juste comme ça, c’est toute la croyance en la nécessité de la hiérarchisation – du pouvoir, des normes, des valeurs – qui vole en éclats. C’est effrayant, même pour ceux qui sont en train de le faire.
Bien entendu, les anarchistes refusant catégoriquement l’élection d’un président d’assemblée, la présence bruyante de sans-abris sous l’influence de l’alcool, les envolées lyriques d’illuminés idéologiques et plus largement le chaos total des campements ont entraîné leur lot de conséquences attendues : il n’y a pas eu beaucoup de consensus chez les indignés. Mais du politique, ça il n’en manque pas! Car qui donc a statué une bonne fois pour toutes qu’il y avait un but au politique, et que celui-ci devait être le consensus? Peut-être après tout reste-t-il encore une chance que le politique soit plus que cela.
La démocratie participative est compliquée comme ça : il faut l’investir, on ne peut la déléguer. Cela suppose de réfléchir à des enjeux difficiles et de prendre position sur des questions délicates : tout ce qui a trait à la vie commune, depuis les questions environnementales jusqu’à la mise en œuvre d’un système économique en passant par les questions d’égalité et de droits. L’obéissance à un système que nous avons la liberté de définir et de redéfinir de manière ininterrompue au moyen de l’intersubjectivité plutôt que l’acceptation aveugle de règles décidées par d’autres, telle est l’ambition de cette forme d’organisation politique. Toute expérience de démocratie participative est une réussite en ce sens, et ce, même si elle ne donne pas de « résultats » immédiatement quantifiables.
Les indignés font désordre : on ne peut pas les classer, les coder, les étiqueter, les ranger et les oublier. On ne peut même pas les vendre : ils sont sales, ils ne savent pas ce qu’ils veulent, ils n’embrassent pas de cause, ils se contredisent, ils ne demandent pas d’argent, ils n’ont pas de leaders, pas de référence, pas de bon sens. Ils sont aussi arrogants : ils occupent un espace publique qu’ils désignent comme vide du haut de leur hauteur morale… Ils veulent sauver les citoyens et citoyennes d’eux-mêmes, ils disent représenter les marginaux et ceux qui n’ont pas de voix et c’est ainsi qu’enfin, ils trahissent précisément l’idéal participatif qu’ils défendent par ailleurs. Ils sont une cible vraiment trop facile, c’en devient ridicule et pathétique.
En assemblée participative indignée, rien n’a jamais été décidé. Et plus tard, quand le campement a été démonté et que tout le monde est rentré chez lui, il ne restait rien, même pas une liste de revendications, en fait, même pas une seule revendication. Mais dans ces mêmes assemblées, chaque fois que quelqu’un prenait la parole pour dire : « Contre quoi êtes-vous indignés? », invariablement quelqu’un, un anarchiste peut-être, ou une étudiante disait : « Nous! Vous voulez dire nous », et invariablement la personne qui avait posé la question méditait un instant puis se reprenait : « Oui, nous. » Et là, d’un coup, tout le monde se mettait à réfléchir ensemble. Et ça, c’est déjà quelque chose.
Marie-Ève Bélanger est doctorante en science politique à l’Université d’Ottawa. Elle habite maintenant Bruxelles (Belgique).