Champ libre

Il n’y a pas eu de suite du monde

Par Mathieu Parent le 2011/08
Champ libre

Il n’y a pas eu de suite du monde

Par Mathieu Parent le 2011/08

Le chant des vieux loups de mers le dit, le fleuve a changé avec le monde, il perd écales et antennes… ses sirènes… poils et plumes… ses anges… Y’en a-t-il que cela arrange ? Se perdent de bonnes raisons pour la nage et la navigation ; cédant aux fonctions du gros transport, les canaux prennent le pont, des passions quittent ses forts. Comment une culture comme celle qui put habiter tant d’anses et de baies peut imaginer un navire allant au-delà du passage, de l’usage, de l’exploitation, pavillon franc montant à son front ? Le fleuve levant des bancs, grandes et petites eaux, mers de l’amont et de l’aval, ne vous fait-il jamais giguer dans vos canots. Saurons-nous monter pour lui un bateau ?

La construction de bateaux de bois est maintenant affaire d’exception, de tradition, de passion : Daniel St-Pierre au Bic, Monsieur Lévesque à Trois-Pistoles et autres initiatives particulières. Au musée, à l’école, affaire d’histoire ou de patrimoine, d’institution. Mais n’y a-t-il pas au-delà un monde vivant et en devenir qui vaut l’exploration ? Peut-on espérer, pour connaître le fleuve et brider gouvernail, voilure ancienne pour se refaire, conviant au navire le talent de nos plus vieux frères battant du large ? De mères mains engager l’élan d’un voyage, au-delà de la fable et de la réminiscence, un chantier qui défie le progrès, les sciences. Un pas pour tourner à d’autres temps, visions et alliances avec des êtres vivants dont on oublie noms et importance. Dansez ! mers de l’amont et de l’aval, lacs de rivières tourmentées éclaboussant hors du bocal.

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Les pêches artisanales déclinent depuis le milieu du dernier siècle. Le développement des grandes pêcheries, doublé par l’activité de colonies investies pour de grands profits, concorde avec l’appauvrissement de la vie marine du fleuve et de ses bassins. Où sont les hôtes du festin quand coule la table ? Ce grand bleu dans tous les tons n’est plus que l’ombre de lui-même. Cause de naufrage ? Faute d’écoumène ? L’histoire laisse une vision amère. Fleuve en voie, un monde est en fracas, un habitat attend la fable. Répondant du fond de nous, d’un fleuve, nourrissons de milliers d’autres fleuves et rivières, de mers intérieures à toutes gouttières, d’hiver quand vient la chaleur, de quelles potasses vient le malheur ? Qu’a-t-on fait, gens si pieux, si libres, si sages, pour donner tant de revers à de si riches paysages ?

De par les clos dévorés par de vieux semis, sous nos sourires conscrits et fantaisies commodes, nombre de regards vers l’ancien nous dégagent de pouvoirs à la mode. Entre le temps des cadrans, celui des ordres et des permissions, quelques vieux marins ont résisté aux échansons. « Il était une fois… encore une fois. » La mémoire aux nerfs et aux sens, le désir à la chair, l’amour à l’espoir, comme le cercle au carré… tourne ce temps de rencontres qui viennent nous dégriser. Par ci, de là, affaire d’un dialogue, d’une fabulation, si tout alors pouvait se recommencer… Un souffle qui embraye et démanche, du moteur à la voile, du radeau à la planche. Un vague à la fois, dans la tempête, sur un bateau de bois courbant un millénaire, déprendre ces mémoires qui ne font pas passé, signes ou traces, qui se dévalent en éclats et creusent une race.

Au quai, à l’instant d’une invite au voyage, pétri dans la souvenance, lubies du « bon vieux » ou affections qui s’acharnent, comme tous ces chants de l’éternel, le fleuve dans ses retours se recommence en survenances improbables, l’écho s’y fait demeure de l’innommable. Ainsi de là se défaire, par toutes portes, ports et pores, des excès de polluants, et se refaire, de ces rivières qui nous commencent avant même qu’on s’y engage… plongez enfants des paysages !

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Le chantier endimanché trouve cette fois la mémoire que les passions détendent. De ce monde où l’homme n’est pas jeté, où le sort des choses dépasse les questions d’usage, l’écho des vieux marins tourne la chemise du poète et son fleuve à ses portages. Les assises fuient du passé, de l’histoire. Le présent sort de la grâce et le futur fait la passe. Vêtements et crabes chinois. Prométhée dévoré par une lamproie. Aqueduc bouché par les moules zébrées. Qui sont ces passagers oubliés du fleuve dont ont eu dut s’amouracher, traversant leurs habitats négligés dans la charpente de nos entreprises ? Exilés de l’histoire collective…

De fontaines en piraterie, d’escrocs en paradis. N’y a-t-il pas un fleuve qui nous berce coûte que coûte ? Mais ce fleuve est-il des nôtres, nous qui en restons aux pots ? Qui peut nommer tous ses affluents, filets de pipi de survenants, vallées des grandes eaux qui nous déportent. Oh ! verseau des chants, des crues, des mots ! Quelle machine que ce géant qui ravale morts, canons et chevaux ! Le chemin qui marche en sablier joue de la plage, fit tourner tant de bastingages… Combien l’ont ému dans leur canot ? Miroir ou tempêté, ouvert à toutes chouennes, renaissant en écoumènes, grande soupe pour les micouennes, l’amiral fleuve courtisant l’eau, sa muse, sa magicienne.

Chaque jour à la suerie que l’écho de ton saint nom appelle en basses et hautes terres, je cherche tes gargouillis, tes ours, tes étoiles, tes nids, tes lits, tes branches, tes échoueries, les voiles, le profond souffle du portageur, les mystères fragiles de tes profondeurs, la symphonie des battantes pluies, les ébats du poisson vulnérable, te connaître n’est pas raisonnable. Si de te savoir meurtrie se perd le pittoresque de l’aventure, que puisse par ce mouvement propice et périlleux des commencements être générées de saines mouvées et transformations, que les eaux de ton bassin à grandes allures creusent en leurs propres sillons une musique de sources qu’un pays, au-delà de lui-même, saurait jouer.

L’auteur réalise une recherche-action en anthropologie à l’Université Laval autour de la culture maritime québécoise et son rapport au fleuve.

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