
Toute la semaine dernière, entre les sessions et ateliers de la ruche babélienne du Forum social mondial de Dakar, j’ai plusieurs fois googlé l’acronyme FSM pour lire ce qui s’écrivait sur nous en direct, dans les pages des grands quotidiens du monde. En tête de liste, Google s’obstinait à me suggérer le même article de Wikipédia : « FSM : Forces sous-marines, l’une des quatre grandes composantes de la marine militaire… » J’ai commencé par ne pas noter la beauté de la chose. Mais ils avaient raison ces gestionnaires du hasard technotronique. Le peuple du FSM est effectivement une famille de l’en dessous. Une nébuleuse qui couve le feu.
Une famille
Dans cette smala parfois improbable, il y a en fait deux sortes d’artificiers. Il y a bien sûr les mangés tout crus, largement majoritaires ; les paysans du sud, les femmes africaines, les refoulés de père en fils, les va-nu-pieds de Palestine, du Tibet ou des nations aborigènes d’Amérique, les torchés vivants du capitalisme chinois, les pollués de tous les bords de la machine industrielle, les usés jusqu’à la corde des zones franches, etc. On comprend qu’ils soient là, eux. Ils ont tout intérêt à s’unir pour contrer la blitzkrieg de l’« Homme blanc » et son projet de terre brûlée.
Et puis il y a les gens plus joufflus, minoritaires ici; ceux qui viennent des régions crème chantilly du globe. Ceux qui ont pigé les meilleurs jetons de la loterie géographique. Dans leurs royaumes nordiques, ils se sont retrouvés parmi les 5 % d’habitants les plus riches de la terre, sans même lever le petit doigt.
Alors, que font-ils ici ceux-là ? On peut raisonner et dire : « C’est normal, franchement, de partager un peu sa chance ! » Oui, mais il y a autre chose, puisque peu de gens de New York, de Zurich, de Londres ou de Paris prennent la peine de venir ici, finalement. Qu’est-ce qui mène ici les joufflus? Un penchant irrationnel (romantique?) pour le perdant de la loterie, peut-être. Ou alors, c’est un feu. Inextinguible, vieux comme le temps. Un instinct de combat, perpétuel. Les joufflus qui sont ici sont peut-être convaincus que l’époque doit (et peut!) être basculée.
Deux mamies
Je me pose ces questions en admirant deux belles mamies brésiliennes, dans la jeune soixantaine, clairement issues des classes bourgeoises, qui animent un atelier à propos du prochain sommet de Durban en 2011. C’est l’après-midi africain, il fait chaud dans les locaux de l’université. Malgré la lourdeur des nécessaires traductions en trois langues, malgré le chaos général de cette assemblée qui a tout du bordel, les deux mamies parviennent à faire respecter les temps de paroles de chacun, à nous ordonner l’indignation, à stopper la logorrhée des Français, à calmer le chaud du sang des Italiens, à minimiser les syndicalistes américains ou à modérer le communisme des étudiants mexicains qui ont découvert Trotski la semaine passée…
Elles président l’assemblée familiale comme des reines. Les deux mamies ont l’habitude de ce boucan. Elles ont plus d’une assemblée dans le corps. Avec une fermeté presque sensuelle, elles parviennent à discipliner l’indisciplinable. Elles sont terriblement belles. Je dirais même qu’elles sont sexy. Elles font un travail remarquable, à bout de voix, pour que nous accouchions de résolutions conséquentes avant la nuit. On dirait qu’elles en font un enjeu de vie ou de mort. Mais elles nous appelle chéri, darling, corazon.
Je repense à mon ami Stéphane Imbeault, prof de philo au cégep de Rimouski. Lui, il saurait me dire. Que font-elles ici, ces mamies joufflues? Elles doivent pourtant être bien à la maison, sur les hauteurs de Rio ou de Sao Paulo, emmitoufflées dans leurs exceptionnelles exceptions. Or, leur cœur penche pour l’avalé des avalés. Pourquoi?
Je suis certain que tout le monde se fixe des objectifs en les regardant. Comme moi, tout le monde doit se demander s’il en fait assez, s’il le fait avec assez de détermination ou alors avec assez d’amour… Pour ma part, autant les récits héroïques des paysannes qui portent le Mali à bout de bras m’inspirent le combat jusqu’à la fin des temps, autant ces deux mamies brésiliennes nées dans le même confort que moi me forcent à me mettre en marche. Elles sont la poursuite des Lumières. Elles sont en quelque sorte l’incarnation des poèmes de Neruda, de Withman ou de Darwich. Elles incarnent la cohérence humaniste. La droiture nécessaire, essentielle à cette époque. Je suis un fan fini de ces mamies. Je les suivrais n’importe où.
Il faut bien le dire, en ce moment, dans les Forces, tout le monde rêve d’être brésilien. On dirait qu’ils ont pris de l’avance sur l’humanité. Comme les Boliviens d’ailleurs. Au FSM de Dakar, on parle beaucoup brésilien et espagnol dans les rues. Comme si ces langues de charme permettaient d’inverser l’histoire. L’Amérique latine de Morales, de Lula et des deux mamies y est pour beaucoup dans ce mouvement altermondialiste. C’est elle qui a accueilli la plupart des grandes manifestations internationales du mouvement et qui a accouché des premières victoires… Peut-être qu’aux prochains Forums, nous voudront tous parler arabe ?!
Dix ans d’amour planétaire
Voilà donc plus de dix ans que notre famille bipolaire se fréquente. Dix ans que notre union stratégique d’artificiers nord-sud fait sauter des murs et bâtit des ponts. Sur le campus de l’Université Cheikh Anta Diop, je marche dans cette foule de gens venus de 130 pays et je me demande qui peut revendiquer une aussi belle famille que la nôtre, plus complète. Désormais composée de chefs d’États d’Amérique du Sud, de paysans burkinabés, de soixante-huitards qui n’ont jamais renoncé, de jeunes Suédoises écolos en jeans bio, de parias indiens et de moins que rien africains, de militants broche à foin des quatre coins, de rastaquouères de la côte Ouest américaine, de réfugiés politiques, d’intellectuels à la hauteur, d’universitaires courageux et de poètes?
C’est certain, si Victor Hugo, Simone de Beauvoir, Gandhi, Léo Ferré, Malcom X, Rosa Parks ou Hannah Arendt vivaient encore, ils seraient avec nous, ici, en train de fomenter, au sein des forces sous-marines.
***
Le Forum social mondial est le Noël des altermondialistes, l’occasion de se rasséréner le pompon-révolution. De célébrer. On y boit ensemble. On porte des toasts à des choses impossibles, au renversement des dictatures immuables, par exemple. Et puis soudain, comme par magie, à l’autre bout du monde, les révolutions se font simultanément. Au dernier jour du FSM de Dakar, une foule réunie pour entendre les conclusions des tables de convergence du Forum a appris en direct le départ d’Hosni Moubarak du palais présidentiel égyptien. À côté de moi, deux vieux paysans du Maghreb sont tombés à genoux. Je les ai vus pleurer, la tête plongée dans leurs mains calleuses de travailleurs. Pleurer et finalement s’embrasser. Enfin.
Sur le moment, il nous a semblé qu’un parfum de jasmin traversait le monde entier. Il nous a semblé que toutes les révolutions à faire étaient possibles. J’ai entendu l’élue des verts au Parlement européen, la Franco-Norvégienne Eva Joly, s’écrier : « Cinquante ans de néolibéralisme économique, c’est très peu. La parenthèse achève! »
Tunis-Dakar-La Paz
Parmi nous se trouvaient des centaines de jeunes Tunisiens et Égyptiens pour rappeler que les forces sous-marines de chez eux, réunies et alimentées depuis 2004 par les forums régionaux, ont joué un rôle central dans la mise au monde de leurs révolutions. Incidemment, Evo Morales s’est aussi présenté ici comme un « élève des forums sociaux ». Lula Ignacio Da Silva dira la même chose.
Les forces sous-marines avancent. Il faut célébrer quand les choses avancent. Il faut être capable de le voir. C’est important pour le moral des peuples, le moral des majorités. Les Brésiliens ont compris cela. Ils savent se réjouir. Les forums sociaux servent aussi à se faire goûter l’arak, les mojitos et les shooters au gingembre équitable. On se rassure, on se pince, on se touche. On existe vraiment. Et on est sacrément nombreux et puissants. Le feu est bien vivant. Il vient de loin et s’inscrit dans une histoire, une cohérence.
Cette année est celle où les forces prennent conscience de la profondeur de leur vague. Nous sommes des millions à partager cette conviction très simple; la richesse matérielle n’est rien, les liens qui nous unissent les uns aux autres sont tout. Comme Thomas Sankara, nous aspirons à quitter ce monde en ne léguant qu’une bicyclette.
Les grandes questions qui nous unissent
L’État ne fait pas son boulot d’État. Le privé avance et son emprise n’est pas une bonne idée. Globalement, les paysans s’appauvrissent. La Terre aussi. Et nous ne voulons pas cela. L’argent des peuples est dévié par des voleurs en complets-vestons dans les paradis fiscaux du grand banditisme. Nous ne voulons pas cela. On pratique une politique de chasse à l’homme honteuse sur les frontières de l’Empire. Les changements climatiques feront sortir les océans de leur lit si on ne change pas nos manières d’occuper la Terre. Les grandes compagnies d’extraction se comportent comme des sauvages en Afrique et en Amérique du Sud. Nous ne voulons pas cela. La dette des pays pauvres continue de tenir des peuples entiers dans la misère. La politique d’Israël en Palestine est aussi inacceptable que l’apartheid sud-africain, etc.
Au fond, ce qui nous lie est cette intuition qu’au-delà de la crise avérée d’un modèle de société globalisée, nous vivons une crise de la civilisation. Comment faire pour changer le cap? Comment infuser la politique de nos pays nordiques pour qu’il y ait d’autres Brésil, d’autres Bolivie? Est-ce que nos petits gestes quotidiens suffisent? Probablement pas. Mais comme l’a écrit Edgar Morin, qui s’y connaît bien en résistance : « il ne faut jamais minimiser la portée du petit geste ».
À la prochaine fois
Sur le chemin du retour, je croise de nouveau les « Hommes blancs » en complets gris-MBA. Des Africains en complets gris-MBA les ont reconduits à l’aéroport. De nouveau, ils se sont vendu des porte-avions, des crédits de carbone, des barils de BPC à enfouir, des actions sur la prochaine catastrophe humanitaire. Pendant que nous fêtions, les princes internationaux ont fait des affaires avec les princes locaux. Dans leurs langues-marchandises, avec leurs mots-camouflages appris à la même école du cannibalisme et du marketing. Ils se sont une fois de plus échangé ces richesses qui ne leur appartiennent pas.
Ils vont bientôt tenter de nous coloniser les cellules, de nous brader l’ADN, de ranger nos confins inestimables dans des comptes secrets en Suisse si on ne dit rien. Ils vont encore nous prêter à gage, nous engager pour trois générations, nous marcher sur les pieds et sur ceux de nos enfants si on ne dit rien. Ils vont encore profaner l’héritage des anciens et occuper l’espace politique dans nos parlements si on ne dit rien.
Il faut parler. Plus. Occuper l’espace comme des mamies brésiliennes. Je les croise justement sur le tarmac de Dakar, par hasard… Au moment de disparaître dans leur aéronef, elles rigolent encore. Les forces sous-marines montent dans ces avions qui les ramènent à Rio, à Montréal, à Londres, à Genève, à Kinshasa, à Delhi. Aujourd’hui déjà, elles ont retrouvé leurs habits quotidiens, à l’atelier, à l’usine, au parlement, dans leurs studios, leurs rues, leurs agoras.
Et l’histoire du feu se poursuivra. Les révolutions se feront, car les révolutions finissent toutes par se faire. (Et chaque fois, les forces sous-marines y seront pour quelque chose). Rendez-vous à Montréal, en 2013?