Le « monde rural » a toujours été et continue d’être une partie vitale du Québec contemporain. Le quart des Québécois fait l’expérience quotidienne de la ruralité. Aujourd’hui, le Québec rural rassemble près de 2 millions de personnes et occupe 90 % du territoire habité (environ 180 000 km2). Sa population est distribuée dans un millier de municipalités locales fortement attachées à leur identité, communautés de petite taille, d’interconnaissance, dispersées du voisinage des métropoles jusqu’aux marges de l’écoumène. Car des ruraux, il y en a partout : 7 sur 10 habitent en milieu essentiellement rural, 2 sur 10 en milieu rural au voisinage d’une ville moyenne en région, et 1 sur 10 en zone rurale périmétropolitaine.
Pays de distance et de dispersion, pour reprendre l’expression de Clermont Dugas, la plus grande partie de la ruralité québécoise est surtout une contrée de forêts. Pas exactement l’image spontanée de la campagne! Et la forte empreinte de l’agriculture est concentrée dans la vallée du Saint-Laurent, bien qu’elle soit présente aussi dans les vallées et plateaux des Appalaches, les contreforts des Laurentides, et dans quelques bassins isolés du bouclier laurentidien.
Maintenant, rien ne sert de crier au loup. Le mouton noir, celui qui se démarque présentement, c’est le rural! Et affirmons-le d’entrée de jeu : « rural » ne rime absolument pas avec « déclin ».
Sans nier les difficultés majeures et inquiétantes de certains territoires, il est temps d’éclairer un peu mieux ce qu’est devenu, dans son ensemble, le Québec rural d’aujourd’hui. On découvre alors un monde passablement différent et plus diversifié que ce qui peuple nos principales représentations collectives (à savoir que les campagnes seraient des territoires assistés, à faible activité, à fort chômage, etc.). Ces représentations demeurent une vue empruntée à la situation de certaines régions rurales les plus éloignées et il est excessif de les généraliser aux milieux ruraux en général, notamment ceux des régions centrales où vivent la forte majorité des ruraux eux-mêmes.
Dans ce Québec rural, en effet, plusieurs territoires connaissent une croissance soutenue et atteignent des niveaux élevés de prospérité. D’autres, faisant face aux mêmes défis, ont moins de chance et d’opportunités, et arrivent plus difficilement à s’adapter aux transformations des économies rurales. Enfin, d’autres ne parviennent pas à inverser leur trajectoire descendante et se retrouvent en dévitalisation, en déclin démographique, économique, social.
L’évolution récente du Québec rural, pour simplifier, se résume surtout à deux mouvements simultanés : un rétrécissement général des écarts de presque tous les indicateurs socioéconomiques par rapport aux moyennes nationales, et un accroissement des différenciations internes de la ruralité québécoise. Ce phénomène est d’ailleurs un trait décisif encore mal connu et peu documenté, et il ne se résume pas à une simple question de disparités. Car celles-ci, au contraire, se sont globalement atténuées dans le courant des dernières décennies.
La donnée historique majeure, tendance qui aura eu les effets les plus considérables sur l’évolution du monde rural, c’est la diminution constante depuis des décennies de la proportion des emplois liés à l’exploitation des ressources primaires. Cette tendance pose un défi particulier à des territoires entiers dont les économies demeurent dépendantes de ces ressources naturelles qui, paradoxalement, lui procurent de moins en moins d’emplois.
Sauf que cette ruralité québécoise n’a jamais cessé non plus d’évoluer, de se transformer, de se recomposer. Et les indicateurs socioéconomiques témoignent plutôt d’un Québec rural « en mouvement », car pratiquement tous montrent un rétrécissement des écarts entre le rural et l’urbain, signe d’une transformation profonde des économies rurales.
Par exemple, la ruralité n’est pas synonyme de déclin démographique, et contrairement à une opinion largement répandue, la population rurale du Québec n’est pas en décroissance. Elle est même en croissance : environ 9 % depuis 1981. Pendant cette période, la zone rurale périmétropolitaine a vu sa population croître rapidement (62 %). Les milieux ruraux situés au voisinage des villes moyennes (« en province » comme diraient les Français!) ont connu des croissances de population proportionnellement supérieures à celles de ces mêmes villes moyennes qu’elles environnent (19 %). Quant à la ruralité des régions centrales, elle est en croissance démographique, modérée certes, mais en croissance tout de même (-11 %). C’est la ruralité des régions périphériques qui poursuit une trajectoire de décroissance (-7 %). Spatialement, les milieux ruraux en dévitalisation correspondent aux municipalités les plus petites et les plus isolées, localisées sur les marges de l’écoumène.
Il semble bien que ce soit la proximité ou l’accessibilité « relative » à une agglomération urbaine (même petite) qui apparait comme l’un des facteurs les plus déterminants dans la trajectoire démographique des communautés.
Au plan migratoire interne, le monde rural est donc loin de n’être qu’une terre d’exode et d’émigration même si, encore une fois, une certaine idée de dépeuplement marque toujours profondément les représentations sur la ruralité. Une fraction importante du monde rural affiche des soldes migratoires internes positifs.
Plusieurs milieux sont touchés par un important phénomène d’installation de retraités urbains ou encore (et cela est encore plus encourageant) par l’arrivée de jeunes ménages ayant le fait le choix délibéré de la ruralité comme cadre de vie. À ce jeu cependant, il est vrai que tous les territoires ne sont pas égaux : il avantage des régions rurales valorisées (paysages, cadre de vie, etc.), généralement « loin, mais pas trop loin » des villes! Et cette manne, malheureusement, ne tombe pas sur les milieux ruraux des régions plus éloignées.
Un autre exemple : l’économie rurale d’aujourd’hui est plus diversifiée qu’auparavant, elle repose sur un plus large éventail d’activités. Si elle demeure encore profondément marquée par l’exploitation des ressources naturelles, cette fonction traditionnelle de la ruralité n’a plus l’importance relative d’autrefois. L’agriculture et la foresterie n’occupent plus au Québec, en 2006, qu’environ 115 000 personnes, soit seulement 9 % des emplois totaux en milieu rural. Et la tendance demeure celle d’une réduction continuelle du nombre d’emplois directement reliés à ces filières.
En revanche, le caractère manufacturier des campagnes est un trait fort méconnu du Québec rural. En 2006 pourtant, le quart des ruraux (25 %) travaille dans le domaine secondaire (manufacturier/construction) contre moins d’un cinquième (18 %) en milieu urbain. Alors qu’un Québécois sur quatre habite en milieu rural, le tiers des travailleurs du secondaire sont des ruraux. Une fraction importante de la ruralité québécoise, spécialement la Rive-Sud et la partie appalachienne du Québec central, est donc une ruralité manufacturière qui a bénéficié d’une tendance ancienne de « desserrement » du tissu industriel des grandes villes, avec le développement des PME notamment. De 1991 à 2006, alors que le milieu rural voyait le nombre de ses travailleurs du domaine secondaire augmenter de 12 %, celui du milieu urbain diminuait de 11 %.
Quant aux écarts ruraux-urbains en matière de chômage et de participation au marché du travail, ils s’amenuisent globalement. Les milieux ruraux dans les régions centrales et à proximité des villes, petites et grandes, affichent désormais des taux comparables. En matière d’emploi, le principal phénomène observable est donc une réduction générale des écarts globaux entre le rural et l’urbain, car, depuis 1986, le nombre total d’emplois a augmenté à un rythme plus important en milieu rural (19 %) qu’en milieu urbain (14 %). Depuis deux décennies, les taux d’emploi dans les divers types de milieux ruraux ont fait des bonds de 6 à 12 points de pourcentage alors que le taux québécois ne gagnait que 5,7 points (de 54,7 % à 60,4 % entre 1986 et 2006).
Dernier exemple : les ménages ruraux sont peut-être globalement moins riches, avec des revenus moyens de 9 % inférieurs à la moyenne québécoise en 2005. Mais, à ce chapitre, les écarts entre ruraux et urbains se sont aussi amenuisés significativement depuis deux décennies parce que la croissance du revenu moyen des ménages a été généralement plus importante en milieu rural que partout ailleurs (19 % en milieu rural entre 1985 et 2005, contre 13 % en milieu urbain et 14 % pour l’ensemble du Québec). Les écarts demeurent importants, surtout avec les milieux ruraux des régions éloignées. Quant à la proportion de personnes vivant dans des ménages à faible revenu, elle est maintenant deux fois moins importante à la campagne (10 %) qu’en ville (20 %). En termes absolus, cela signifie que pour 1,26 million de personnes au Québec vivant dans des ménages à faible revenu en 2006, environ 194 000 étaient des ruraux et près de 1 070 000 étaient des urbains (c.-à-d. cinq fois plus dans les villes que dans les campagnes, un rapport qui était plutôt d’une personne sur trois en 1986).
Force est d’admettre qu’il est une donnée plus inquiétante : les ruraux demeurent moins scolarisés que les habitants des grandes villes, avec une proportion de diplômés universitaires environ deux fois moindre en importance. Malgré la progression générale de la scolarisation de la population, les écarts entre milieux ruraux et métropoles se sont maintenus parce que, précisément, cette progression a opéré partout, avec la même intensité, de sorte que la position relative du milieu rural s’est retrouvée inchangée (pas d’amélioration, pas de rattrapage). Les milieux ruraux parviennent toujours difficilement à « récupérer » leurs éléments les plus scolarisés, et cette question demeure une ligne de fracture importante et persistante, le défi le plus crucial pour le monde rural.
Exception faite des quelque 150 communautés considérées comme « dévitalisées » et généralement situées en régions éloignées, le Québec rural n’est donc pas un territoire en déclin, à faible activité, sans emploi, à fort chômage. Il est riche d’une histoire et d’un patrimoine humain, culturel et naturel méconnus. Un changement de perspective s’impose; les politiques publiques doivent passer à l’option de la solidarité rurale-urbaine bien comprise et se présenter non comme des dépenses, mais comme des investissements dans une ruralité qui contribue de manière décisive à la prospérité collective.
Stève Dionne est professionnel de recherche pour le Centre de recherche sur le développement territorial (CRDT) à l’UQAR.