Toussaint Cartier, l’énigmatique ermite qui vécut sur l’île Saint-Barnabé de 1728 à 1767, pose plus de questions qu’il ne fournit de réponses à ceux qui cherchent à savoir qui il était en vérité. On l’a vu dans cette chronique, sur des points aussi simples que la maison qu’il habitait, les motivations de sa vocation singulière, la part de vérité dans sa légende ou encore le degré plus ou moins grand de solitude qu’il s’était imposé, les incertitudes sont nombreuses.
Cependant, à force de comparer les documents dont nous disposons à son sujet et de les décanter à la lumière des intentions probables des différents auteurs, on peut dégager une figure vraisemblable de l’ermite de Saint-Barnabé. Il habitait sans doute une maison en colombage pierroté de 30 pieds par 30 pieds, de proportions comparables à celles des presbytères sous le Régime français. Sa vocation d’ermite était tout à fait exceptionnelle en son siècle et était même fortement réprimée par le pouvoir pontifical, qui voyait d’un mauvais œil ces « abeilles sans reine ». Sa décision de se retirer seul sur une île a pu être motivée par la mort de sa femme, épousée clandestinement et morte dans la traversée, ce qui rendait Toussaint Cartier passible de peine de mort pour « rapt de séduction ». La solitude de l’ermite était bien sûr relative et, s’il fuyait les administrateurs coloniaux et les femmes, il n’hésitait pas à demander l’aide des Rimouskois pour les travaux des champs sur son île1.
Je voudrais aujourd’hui me pencher sur un autre point qui est sujet à débat, à savoir si l’ermite était analphabète ou, au contraire, bien instruit. Il existe en la matière une contradiction flagrante entre les actes notariés produits du vivant de Toussaint Cartier et les interprétations des érudits, historiens et écrivains du XIXe siècle.
Dans les trois documents juridiques dans lesquels l’ermite apparaît comme partie ou comme témoin, Toussaint Cartier se révèle incapable de signer son nom. Dans l’acte de donation de 1728 apparaît la marque de l’ermite, à savoir une croix. Dans l’acte de mariage de Pierre Laurent et Marie Halard en 1729, le récollet Ambroise Rouillard affirme avoir signé le document en présence de Toussaint Cartier « lequel a déclaré ne savoir signer ». Enfin, dans l’acte de cession de 1764, seul document dont l’original a survécu, on lit la mention « marque De Toussains Cartier aprouvez » avec une croix grossièrement tracée par l’ermite lui-même. Or, on le sait, la marque en forme de croix était la signature usuelle des analphabètes sous l’Ancien Régime.
Par contre, au XIXe siècle, parmi ceux qui se sont intéressés à Toussaint Cartier, personne n’évoque l’analphabétisme de l’ermite. Au contraire, quatre auteurs laissent plutôt entendre qu’il savait lire et écrire. L’évêque de Québec, Joseph Signay, ira même jusqu’à prétendre qu’il « s’était formé une bibliothèque et paraissait bien instruit ». Dans son roman laissé inédit et rédigé avant 1867, l’abbé Louis-Édouard Bois s’inspirera de la remarque de son prédécesseur pour imaginer que l’ermite disposait d’ouvrages spirituels que lui aurait prêtés le père jésuite Cognart, entre autres l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales (voir illustration A) et La vallée des lys du bienheureux Thomas a Kempis. Le romancier imagine également que le solitaire avait une « bibliothèque assez considérable déjà, pour le temps d’alors », constituée de dons de missionnaires et d’autres personnages. Elzéard Gauvreau, quant à lui, affirme que l’ermite « faisait le catéchisme aux enfants », ce qui suppose une nécessaire instruction. Chez les écrivains catholiques attachés à la valeur exemplaire de la vie de l’ermite, il était important d’en faire un personnage instruit à l’image du clergé, quitte à inventer a posteriori cette culture lettrée. Enfin, Wentworth Monk invente une fiction épistolaire, inspirée de Frances Brooke. Pour les besoins de sa mise en scène, il prétend citer un texte retrouvé chez l’ermite à sa mort, ce qui suppose que le solitaire savait écrire.
Comment résoudre pareille contradiction ? Certains ont cherché à faire valoir que l’ermite était sans doute instruit parce qu’il était d’origine noble. Pourtant, même au XVIIIe siècle, l’analphabétisme était encore courant dans la petite noblesse de province. On a également invoqué une notion juridique, propre au droit d’Ancien Régime, celle de « mort civile », c’est-à-dire le fait pour un individu de ne plus pouvoir se représenter soi-même devant la justice civile, ce qui était le cas des membres du clergé, soumis au droit ecclésiastique et représentés juridiquement par leur supérieur ou par l’évêque de leur diocèse. On a ainsi supposé que si Toussaint Cartier ne signait pas de son nom, c’est qu’il était mort civilement.
Cette hypothèse est toutefois irrecevable pour trois raisons. D’abord, si l’ermite avait effectivement été frappé de mort civile, il n’aurait pas été considéré comme une partie admissible à un acte juridique quelconque, qu’il s’agisse d’une donation, d’une cession ou d’un mariage. Il n’y aurait eu alors aucune marque, quelle qu’elle soit, mais plutôt la signature de son représentant juridique, supérieur religieux ou évêque. Ensuite, quelqu’un qui est considéré comme « mort civilement » ne peut ni recevoir un héritage ni en transmettre un. Or, l’acte de cession de 1764 est fait précisément pour s’assurer que l’ermite rétrocède sa portion de l’île au seigneur, plutôt qu’à un éventuel héritier. Enfin, le juriste François Richer publia en 1755 un Traité de la mort civile (voir illustration B), dans lequel il consacre toute une section aux ermites. Les ermites qui, comme Toussaint Cartier, n’ont prononcé aucun vœu et ne vivent pas en communauté, « sont soumis en tout à la juridiction séculière » et ne peuvent pas donc être considérés comme morts civilement.
On a pu enfin supposer que l’ermite, en se consacrant à la solitude, avait cherché à renoncer à tout, y compris à l’orgueil de savoir lire et écrire, ce qui l’aurait amené à pousser cette humilité jusqu’à signer comme un analphabète. Mais semblable posture d’humilité extrême apparaît à peu près impossible devant la justice d’Ancien Régime. Il faut donc se résoudre à accepter ce que nous disent les actes notariés du XVIIIe siècle, à savoir que Toussaint Cartier ne savait pas « signer » et, à plus forte raison, lire et écrire.
Notes:
1. Sur ces différents points, voir les quatre dernières chroniques publiées dans Le Mouton NOIR.
Illustrations
A. Page de titre de l’Introduction de la vie dévote de saint François de Sales (Gand, Emmanuel G. Le Maire, 1753).
B. Page de titre du Traité de la mort civile de François Richer (Paris, Thiboust, 1755).