S’il suffit, en français, d’ajouter à un nom la désinence -er pour en faire un verbe, que ce nom soit un nom commun (crédit / créditer) ou soit transformé en un nom commun (Christ devenu crisse / crisser), pour ne donner que ces deux exemples, il peut arriver que, dans le cadre, apparemment, de l’application de cette règle toute simple, il y ait quelques étonnantes « collisions ». Que faire, en effet, du « couple » habit / habiter ? Comment articuler le fait d’être soi en étant vêtu, tout en se rappelant que, selon l’adage, « l’habit ne fait pas le moine », et le fait d’avoir une place à soi, d’avoir, comme on dit, un chez-soi, sinon en se protégeant par deux constructions, l’une métaphorique (le vêtement, qui est rapproché de la peau), l’autre non métaphorique (l’habitation, qui ne l’est pas) ?
Cet exemple met en scène deux façons d’être essentielles. C’est d’abord habiter (vers 1050), du latin habitare « avoir souvent », « demeurer », dérivé de habere « tenir », qui se forme en français. C’est ensuite habit (1155), du latin habitus « manière d’être », d’où « mise, tenue, vêtement », également dérivé de habere « se tenir ». Entre habiter au sens moderne (XIe siècle) et habit au sens moderne (XIVe siècle), trois siècles de décalage !
Quant à habiller (vers 1200), il s’écrit d’abord abiller, sur bille (du latin médiéval billia) avec le préfixe a- (du latin classique ad-), et signifie initialement « préparer une bille de bois ». Il prend sa graphie et son sens modernes (habiller « couvrir de vêtements », XVe siècle) sous l’influence d’habit.
De avoir (habere « posséder ») à être (du latin populaire essere « exister, être vrai »), mais aussi du rapport à la langue au rapport au monde.
Voir les trois tomes en forme de gros livres de poche (édition enrichie, 1998) du Dictionnaire historique de la langue française (Paris, Dictionnaires Le Robert), sous la direction d’Alain Rey. Sur « les voies parallèles du maintien (manière d’être) et de l’occupation (être là) », il y a même un tableau récapitulatif.