
Toussaint Cartier, l’intrigant personnage qui vécut sur l’île Saint-Barnabé de 1728 à 1767, était ermite. A priori, on pourrait penser que sa vie sociale était limitée au strict minimum, voire inexistante. S’il est bien difficile de définir précisément la vie d’ermite, en revanche, tous s’entendent pour dire qu’elle est indissociable d’une forme de solitude volontaire. Toute la question cependant est de savoir jusqu’à quel point il est possible de vivre pareille solitude : peut-on vraiment vivre complètement seul pendant quarante ans ?
Sur cette question toute simple de la solitude de l’ermite, les sources anciennes, entre autres les actes notariés, les témoignages de contemporains ou les fictions mettant en scène le solitaire, présentent des versions sinon contrastées, du moins franchement contradictoires. C’est dire si, même sur ce point central, le personnage historique de Toussaint Cartier reste difficile à saisir. Il faut supposer que le degré de sociabilité de l’ermite variait en fonction des gens qu’il côtoyait.
Le marquis de Montcalm, dans son journal de voyage, à l’entrée du 6 mai 1756, note que l’île Saint-Barnabé est habitée par un ermite qui « se sauve même dans les bois, si on cherche à l’aborder lorsque les bâtiments y mouillent ». Cette représentation de Toussaint Cartier comme un solitaire farouche qui fuit devant les inconnus est certainement la plus conforme à celle que l’on se fait spontanément d’un ermite comme un être asocial. Pourtant, si, comme on l’a supposé dans notre dernière chronique1, Toussaint Cartier fut bel et bien condamné à mort, en son absence, pour « rapt de séduction », il avait les meilleures raisons du monde de vouloir éviter tout contact avec les représentants officiels du royaume.
Joseph Signay, évêque de Québec, précise, quant à lui, que l’ermite, bien loin de fuir ses semblables, était au contraire un modèle d’hospitalité et « accueillait de bonne grâce ceux qui venaient le visiter dans sa solitude ». Sans chercher les occasions de rencontre, Toussaint Cartier n’était pas pour autant un misanthrope qui aurait fui la société par haine du genre humain. Il aurait été un homme passivement sociable. Traditionnellement, les ermites, comme les moines, étaient d’ailleurs tenus d’offrir l’hospitalité.
Selon François-Magloire Derome, Toussaint Cartier quittait son île à l’occasion de la fête de Pâques et lors des visites du missionnaire pour participer à la vie de la communauté. De ce point de vue, il aurait été un être sociable, dans la mesure où cette sociabilité engageait sa vie spirituelle et religieuse. Sans exclure qu’il ait offert l’hospitalité, Derome insiste toutefois sur le fait qu’il « interdisait rigoureusement aux femmes l’approche de son domaine ». En plus de suggérer une sociabilité exclusivement masculine, cette précision cherche peut-être à réfuter la possibilité que Frances Brooke, la romancière qui mit en scène l’ermite dans un roman en 1769, ait pu connaître personnellement l’homme, ce qui laisse entendre que l’histoire qu’elle lui prête serait une pure invention.
Les actes notariés, produits du vivant de l’ermite, insistent, quant à eux, sur la nature familiale du lien qui unit Toussaint Cartier aux seigneurs Lepage. En 1728, Pierre Lepage s’engage à veiller sur lui comme s’il s’agissait de son propre fils. En 1764, à son tour, Louis Lepage, vu la différence d’âge, prend l’engagement de veiller sur l’ermite comme s’il était son propre père, en lui fournissant, entre autres, une vache à tous les printemps pour la reprendre à l’automne en vue de l’hivernage. Ce lien filial entre l’ermite et ses seigneurs laisse entrevoir des contacts suivis. Le récit traditionnel de la mort de l’ermite qui veut que la famille seigneuriale ait été alertée par l’absence de fumée sortant de sa maison, à la fin janvier, laisse supposer une relation de grande proximité malgré la distance.
À l’opposé de l’ermite sauvage décrit par Montcalm, Charles Lepage relate, lui, comment l’ermite prenait part activement à la vie de la communauté, par delà les célébrations religieuses. Loin d’offrir seulement l’hospitalité quand on la lui demandait, Toussaint Cartier aurait régulièrement fait appel aux Rimouskois qu’il invitait sur son île pour l’aider dans ses travaux. Pour les dédommager de leur peine, à l’heure du repas de midi, l’ermite leur contait le récit de « quelques unes des aventures dont il avait été témoin en acteur dans ses nombreux et lointains voyages » à l’époque où il avait servi dans la marine.
On le voit donc, tout ermite qu’il était, Toussaint Cartier n’a pas passé quarante ans sur son île dans une complète et totale solitude. Fuyant certes les administrateurs coloniaux et sans doute les femmes, il participait cependant activement à la vie religieuse de sa communauté, offrait l’hospitalité sur son île et sollicitait même, pour le travail des champs, les Rimouskois, qu’il régalait grâce à sa verve de conteur.
Notes :
1. Claude La Charité, « Toussaint Cartier, l’ermite de l’île Saint-Barnabé (3) : la légende du veuf, du ténébreux et de l’inconsolé », Le Mouton NOIR, vol. XV, no 3, janvier-février 2010, p. 7.