Champ libre

Les espaces chamaniques d’Annie Brunette

Par Adrienne Luce le 2010/03
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Champ libre

Les espaces chamaniques d’Annie Brunette

Par Adrienne Luce le 2010/03

Annie Brunette peint depuis l’âge de 12 ans. Sa pulsion créatrice quasi boulimique donne à ses tableaux ce rythme indompté, oscillant entre Munch et le mythologique. Il s’agit ici d’une mythologie bien personnelle au tempérament dionysien. Ses tableaux s’inscrivent en même temps dans la tradition de l’art brut, la désaliénation qu’elle implique. La découverte de la performance, qu’elle pratique maintenant depuis huit ans, fut pour elle une révélation puisqu’elle y retrouvait, à travers le corps comme matériau cette fois, le même potentiel libérateur. L’écriture et l’expérience aussi d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques (UQÀM), terminé en 2007, l’ouvrent à d’autres sphères d’exploration qui lui permettent de pousser plus loin sa quête. Chez Brunette, l’attitude existentielle et l’esthétique relationnelle prédominent sur la prestation. Sa pratique est multidisciplinaire, mais je pense qu’il serait plus juste encore de parler d’une pratique indisciplinaire : elle met en scène des fictions humoristiques et iconoclastes pour détourner la rectitude politique de sa course effrénée. L’indisciplinarité est au coeur même de son travail.

PSYCHOSES ET PETITES CHOSES

Annie Brunette a exposé et présenté ses performances au Québec et en Europe. Elle a aussi obtenu une bourse de recherche et création du CALQ de la région Gaspésie/Les Îles pour réaliser son projet, Psychose et petites choses, qu’elle présentera en premier lieu au Centre d’artistes Vaste et Vague en février 2011. Par le biais d’entrevues vidéo et d’ateliers de création (dessin/peinture) avec des personnes de la communauté gaspésienne ayant été touchées de près ou de loin par des épisodes psychologiques troublants, elle tente une démarginalisation et dénonce au passage certaines pratiques répressives utilisées dans le milieu psychiatrique. L’art social et l’esthétique relationnelle s’imbriquent ici l’un dans l’autre. L’exposition comprendra la projection d’un essai documentaire issu des entrevues et une multitude de tableaux réalisés par l’artiste et lors des ateliers, assemblés de façon à créer des espaces grand format dans la galerie. Des textes accompagneront ces tableaux et l’artiste présentera une performance lors du vernissage.

À Québec, l’organisme Folie/Culture organise depuis plus de 25 ans des rencontres entre différents intervenants sur le seuil de l’art et de la santé mentale, incluant les personnes vivant ces problèmes de santé. Il y a « une certaine analogie entre l’expression de la folie et le processus de création artistique qui, l’un comme l’autre, exprime ce qui dans l’être humain résiste à la domestication et dérange les habitudes de penser, de sentir et d’éprouver le réel ». Annie Brunette se situe précisément sur ce seuil, entre l’art et ses états psychotiques occasionnels, qu’elle appelle ses états altérés. C’est à ce chaos créateur là qu’elle puise. Elle confronte, agit franc-jeu. La position de funambule qu’elle s’est choisie est loin d’être facile à tenir. En cours de route, elle a développé une esthétique du risque singulière qui donne à son travail une qualité poétique troublante. Dans une des parties de la performance Escale pour les losers1, Annie Brunette tient des fils attachés à une guitare électrique déposée au sol. Elle révèle au public être contrôlée par une puce électronique logée dans son oeil strabique et chaque geste qu’elle tente pour l’en extraire crée un univers acoustique déconcertant.

C’est son corps, en l’occurrence ici ses manipulations et son oeil strabique, qui devient le moteur de la fiction. Puisant à l’expérience de ses états altérés, cette fiction n’en est que plus authentique. Les rituels d’extraction sont la signature de ses performances et leur facture tient de l’intensité, du nettoyage émotif extrême. Puisqu’ils tendent à la guérison, ils sont aussi fondamentalement chamaniques. Remontant à la période archaïque de l’humanité, les rituels chamaniques nous appartiennent au-delà du temps et deviennent ici, dans le contexte de l’art, une image guérisseuse apportée par l’artiste à une société en perte de mémoire, de plus en plus sujette à la fragmentation.

LE CORPS DE LA FEMME, SINGULARITÉS ET HUMOUR

Le travail d’Annie Brunette s’inscrit en même temps dans la tradition de la performeuse Orlan et de son art charnel, le corps de la femme étant l’instrument privilégié où se joue la relation entre soi et l’autre, un travail qui questionne son identité brute, loin des modèles érotiques imposés par le monde actuel. Plus low tech qu’Orlan avec ses chirurgies esthétiques et son approche liée aux biotechnologies, l’installation Manteau d’Arlequin par exemple, Brunette tente de rapprocher l’humain de la matière, de créer un équilibre entre les deux, mais sans modifier son corps, cherchant plutôt à se servir de ses singularités comme autant de leviers pour ses fictions. Dans Escale pour les losers, son oeil strabique n’est donc plus réductible à un diagnostic médical (l’absence de vision tridimensionnelle), mais devient un instrument d’affirmation de la différence et de désaliénation. Dans le cadre de la Journée internationale des femmes, elle présente au Musée de la Gaspésie (Gaspé, 2008) une installation composée de lettres et de photos tirées d’une correspondance faite sur un site de rencontre. Sa moustache blonde bien fournie, qu’elle n’épile jamais, tient lieu de carte de visite : « Moustachue c’est mon pseudonyme. Ceci fait l’étoffe d’une recherche sur la sensibilisation du port de la moustache chez la femme. C’est en quelque sorte la révolution des poils. Questionnements ? Mode Anti-Mode, esthétique brute et naturelle, femme à barbe, bête de cirque, affi rmation de soi, androgynie, pouvoir, chamanisme… » Il y a aussi chez Annie Brunette, un humour rafraîchissant parce que mordant, capable de renverser les certitudes (et rectitudes) culturelles. Le fait de nous raser et de nous épiler à l’excès ne serait-il pas l’expression d’un déni de l’animalité… pourtant partie prenante de nous-mêmes ? Une autre partie de la performance Escale pour les losers, qui s’intitule Masturbation nasale, et la performance Ma grand’mère à chaud, sont réalisées dans le même esprit. Avec Ma grand’mère à chaud2, la performeuse revisite à sa manière le mythe d’Hermaphrodite. Quant à Masturbation nasale, Brunette nous raconte que c’est un jeu qu’elle partageait avec une amie lorsqu’elle avait 12 ans : « On se masturbait le nez avec un kleenex pour obtenir des éternuements à répétition et ainsi créer des moments d’absence. » À l’heure de la grippe A(H1N1), l’artiste invite le public à une masturbation nasale de groupe, question de rire un peu de notre peur « pandémique » des microbes. Si vous voulez connaître de ces moments d’absence réparateurs…, rendez-vous sur YouTube3 !

IL Y A LONGTEMPS QUE JE T’AIME

Devenez un ami d’Annie Brunette et allez voir cette performance vidéo4 sur Facebook, cela vaut la peine. Elle est, par sa qualité poétique, le pendant tragique de Ma grand’mère à chaud. L’intensité qui s’en dégage nous arrive d’aussi loin que les rites dionysiens de la Grèce archaïque, qui sont à l’origine de la tragédie, ces derniers puisant eux-mêmes à de plus anciens encore, les rites chamaniques des peuples du Nord. Si elle est maintenant sur Facebook, c’est qu’à la suite de plaintes, YouTube a exigé de l’artiste qu’elle la retire de son site. Est-ce parce qu’on y voit une femme nue dans la neige, dont la nudité ne concorde pas avec la sexualité mécanique et les fantasmes plats produits par l’industrie lourde de la pornographie ? Une nudité insolvable ? Ou encore, parce que la douleur qui s’y libère est trop humaine pour un monde qui ne sait plus rire, ni pleurer, ni toucher ou être touché ? C’est à vous lecteurs d’y répondre. Le débat est ouvert.

Notes :

1. Performance présentée lors de l’événement international en art et santé mentale Loser, produit par Folie/Culture, Québec, octobre 2009.

2. Performance présentée lors de l’événement international Déranger l’Espace 111, produit par Engrenage noir, Iles-de-la-Madeleine, 2003.

3. Voir cette partie de la performance Escale pour les losers, sur le site de YouTube : www.youtube.com/watch ?v=tgKpsgnN7RU.

4. Performance vidéo présentée à la Minute vidéo de Folie/Culture, Québec, décembre 2009.

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