
La génération X se cherche des modèles. À une époque où les repères identitaires éclatent sous l’effet d’une culture en voie de mondialisation, quels modèles pour les Québécois nés dans les années 1960 et 1970? Pour le 25e anniversaire du film La Guerre des tuques, voici un hommage à Ti-Guy Lalune qui fait la lumière sur ce personnage sous-estimé. Un hommage aussi à un modèle à fabriquer pour la génération montante…
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On savait que La Guerre des tuques, réalisé en 1984, avait influencé toute une génération. Qui ne connaît pas par coeur au moins deux ou trois répliques du genre « La guerre, la guerre, c’est pas une raison de se faire mal? » ou encore « – T’as de la neige là… – T’as un trou dans ta mitaine »? Un film comme celui-là, auquel un groupe d’âge s’identifie aussi fortement, ça génère forcément des modèles à suivre ou des comportements à imiter. Je voudrais montrer ici comment Ti-Guy Lalune, qui n’est pourtant pas un personnage central dans La Guerre des tuques, est devenu un modèle pour les jeunes qui refusent de se conformer à un groupe. Un exemple positif à suivre pour les jeunes non-conformistes en général, et encore plus pour les jeunes de sexe masculin qui rejettent les modèles classiques, notamment l’homme viril et conquérant.
Pour bien saisir le personnage de Ti-Guy Lalune, il est conseillé de regarder La Guerre des tuques au complet, ou au pire, de visionner l’extrait-vidéo inséré au bas de ce texte. À noter que Ti-Guy Lalune fait également une apparition surprise dans un autre film d’André Mélançon, Bach et bottine, sorti deux ans après. Sachez par ailleurs que l’attention dans le présent texte sera mise exclusivement sur le personnage, et non pas sur l’acteur qui l’a incarné. Une distinction importante.
Ti-Guy, un « reject »?
Le film La Guerre des tuques fait partie de la série Contes pour tous produite par Rock Demers. Elle visait un public âgé entre 5 et 17 ans, soit principalement des jeunes qui vont à l’école primaire ou secondaire. C’est une tranche d’âge où l’importance d’être conforme aux autres de son groupe se renforce, et ce, à plusieurs niveaux : habillement, alimentation, vocabulaire, comportements de genre (masculin/féminin), etc. La pression à se conformer augmente encore d’une coche à l’école secondaire, où s’ajoute généralement l’impératif d’appartenir à une gang, ce qui n’était pas nécessairement « obligatoire » au primaire. Dans ce contexte, un jeune qui préfère être solitaire – donc solitaire par choix, à différencier du jeune qui est rejeté – sentira le regard réprobateur des autres et choisira, souvent à contrecœur, de se joindre à une gang plutôt que de subir la moquerie.
La nouveauté qu’introduit le personnage de Ti-Guy Lalune dans l’univers des jeunes, c’est la possibilité d’être solitaire par choix, sans subir le jugement des autres. Alors que la culture adolescente associe le solitaire à une personne rejetée – le « reject » – Ti-Guy Lalune démontre au contraire que ça peut aussi être une décision personnelle. La démonstration est d’autant plus convaincante que son personnage ne démontre aucun problème d’adaptation aux autres. Il est accepté tel qu’il est. Ti-Guy Lalune réussit même à susciter le consensus, par exemple dans la séquence où les deux clans opposés déclarent une paix temporaire pour secourir Ti-Guy prisonnier d’un piège à ours, à l’appel de son cousin Daniel Blanchette de Victoriaville.
Solitaire mais pas asocial, seul mais pas rejeté, non-conformiste mais pas stigmatisé par les autres. Ce sont des caractéristiques positives qui ont renforcé de nombreux fans de La Guerre des tuques dans leur désir d’être différent, à un âge où la différence est souvent mal vue.
Ti-Guy, ni garçon ni fille?
Parmi toutes les pressions que subissent les jeunes, une des plus fortes est la conformité aux genres masculin/féminin. Il arrive souvent d’entendre des adultes reconnaître avec le recul qu’ils ont mis du temps plus jeune à accepter leur identité de « garçon » ou de « fille », parce qu’ils se sentaient mieux dans le genre opposé, ou dans aucun genre en particulier. Si les années du primaire permettent encore une flexibilité dans le genre, l’entrée à l’école secondaire sonne souvent la fin de la récréation. Les jeunes qui continuent à rejeter les caractéristiques associées au masculin/féminin risquent de subir la violence des autres. Une des manifestations les plus documentées de cette violence au secondaire est le phénomène de l’homophobie, qui n’est pas tant dirigé contre les jeunes présupposés homosexuels que contre les garçons et les filles s’éloignant de leur genre. Les mots « tapette » ou « fif » font partie des insultes les plus courantes lancées aux garçons qui ne suivent pas le modèle de l’homme viril. Les mots « butch » ou « lesbienne » sont eux aussi utilisés quotidiennement dans les écoles secondaires pour attaquer les filles qui ne sont pas assez féminines.
Dans La Guerre des tuques, le personnage de Ti-Guy Lalune est définitivement présenté comme un garçon, mais très loin du modèle masculin actuel. En fait, on pourrait même penser qu’il lui manque les caractéristiques nécessaires pour être un vrai « homme ». Par exemple, il agit de la même manière avec les filles et les garçons, ce qui ne marche pas avec l’éducation qu’on donne aux petits garçons, supposés être plus doux et protecteurs avec les filles. Sans parler de ces autres caractéristiques peu viriles : voix sans agressivité, expression faciale accueillante, déplacement très lent, air contemplatif, etc.
Ti-Guy, guerrier pacifique?
Dès leur jeune âge, les garçons apprennent le jeu de la compétition à travers les parents, mais aussi par la télévision, les jeux-vidéo et le sport, pour ne nommer que ces modes de socialisation. En découvrant le concept de la compétition entre enfants, et entre humains en général, les garçons – et de plus en plus les filles – en viennent à croire que rien ne leur est acquis dans ce monde hostile. À tout moment, tout peut être repris : jouets, parents, fierté, et éventuellement la virilité pour les garçons. Finalement, tu n’es jamais en paix à moins d’attaquer tes adversaires avant qu’eux ne t’attaquent. Ta virilité, par exemple, n’est jamais reconnue pour toujours, tu dois la défendre en permanence. Le plus efficace est alors souvent de discréditer la virilité des autres – preuve ultime que toi tu n’es pas « fif » – avant qu’eux ne te discréditent.
La compétition aujourd’hui n’a plus de réelles frontières de genres. À travers le féminisme libéral qui s’est inséré dans la culture populaire à partir des années 1960-1970, de nouveaux modèles féminins sont apparus, par exemple la femme d’affaires carriériste qui réussit autant que les hommes dans un contexte de compétition. Traditionnellement enseigné aux garçons, l’esprit compétitif prépare aujourd’hui l’ensemble des enfants à cette société individualiste et matérialiste qui les attend.
Le concept de compétition peut avoir différents niveaux d’intensité, allant de la simple jalousie à la guerre ouverte. À bien y penser, la guerre est finalement la forme la plus avancée de l’esprit compétitif. Elle devient LA solution quand toutes les autres options ont échoué. Autrement dit, lorsque aucun des camps ne réussit à convaincre l’autre de sa supériorité par des moyens dits civilisés, la guerre devient alors incontournable.
La Guerre des tuques, c’était finalement un mini-laboratoire de ce qui allait attendre les jeunes plus tard. C’était le carré de sable où ils feraient leurs essais et erreurs, en attendant les choses sérieuses. À moins bien sûr qu’on s’appelle Ti-Guy Lalune, et qu’on s’invente un modèle loin de la société compétitive et de la guerre qui l’accompagne. Le plus surprenant avec Ti-Guy, et le plus désolant diront certains, c’est qu’il a réussi sans problème à côtoyer les autres jeunes obsédés par leur trip de compétition, sans pour autant les juger. De loin, il les observe se faire du fun et se faire du mal, mais ne porte pas de jugement. Pour lui, ce serait contre-nature de choisir un camp ou une idéologie. En fait, Ti-Guy Lalune est dans un monde qui transcende les catégories et les allégeances. Pratiquant une sorte de magnanimité cultivée par les pensées bouddhistes, il accepte bizarrement de voir les autres s’enfoncer dans ce monde d’auto-destruction, tout en restant positif et imperturbable.
Ti-Guy Lalune, écologiste visionnaire?
C’est connu que les problèmes environnementaux présents sur la planète proviennent de facteurs multiples. Mentionnons par exemple la culture en Occident qui encourage l’accumulation de machines toujours plus performantes.
Le concept de performance est d’ailleurs intimement lié à la virilité et au modèle masculin actuel. Pensez juste à toutes ces machines, les moteurs à combustion en premier, qui font d’un homme un « vrai homme » : voiture six cylindres, tondeuse à gazon, souffleuse à neige, scie mécanique, bateau à moteur, fendeuse à bois motorisée, et on en passe. L’homme véritable – celui qui est viril – ne pourrait donc pas compter sur ses seules forces naturelles. Il a besoin de « moteurs » pour être autonome.
Ce type de masculinité – qui compte sur les « moteurs » – est manifestement un problème, surtout à une époque qui reconnaît que les activités motorisées sont un accélérateur majeur des changements climatiques et d’un tas d’autres problèmes : pollution sonore, maladies respiratoires, surpoids lié à la sédentarité, dégradation du paysage, etc. Un nouveau modèle masculin serait-t-il à inventer, moins motorisé et moins obsédé par la puissance? Une chose est sûre, Ti-Guy Lalune fait la preuve qu’il est possible d’être épanoui et respecté des autres sans utiliser des technologies « viriles ». Il démontre que sa crédibilité ne repose pas sur les « moteurs » ou une quelconque technologie extérieure, mais sur des qualités propres à lui.
Notre époque est par ailleurs centrée sur les activités de l’espèce humaine. Par exemple en ouvrant le journal ou en surfant sur le Web, on tombe sur des nouvelles qui rapportent presque exclusivement ce que d’autres humains ont fait dans la journée. Selon certains, ce serait très particulier à notre culture actuelle, la culture occidentale, qui s’étend d’ailleurs à de plus en plus de pays à travers la mondialisation. Les autres cultures ont longtemps placé la nature au centre de leur préoccupation, contrairement à l’anthropocentrisme de l’Occident qui lui, place l’espèce humaine au milieu de tout.
Dans La Guerre des tuques, les deux camps ennemis ont une seule idée en tête, celle de vaincre l’adversaire, sans remarquer qu’ils se promènent dans un milieu riche en espèces vivantes – des conifères, des feuillus, des oiseaux rares, des mammifères nocturnes, etc. À l’inverse, Ti-Guy s’attarde à la richesse de l’écosystème, en s’arrêtant chaque fois qu’il entend d’autres espèces vivantes. Il accorde très peu d’importance aux autres humains qui occupent le paysage, un comportement qui démontre une rupture totale avec l’anthropocentrisme de notre époque. On dirait même que son comportement se rapproche du « biocentrisme » qui existait dans les cultures amérindiennes, selon lesquelles c’était l’Être humain qui appartenait à la Terre – et non pas la Terre qui appartenait à l’Être humain.
Conclusion
Le réalisateur de La Guerre des tuques, André Mélançon, ne pensait sûrement pas créer avec Ti-Guy Lalune un modèle qui pourrait inspirer les garçons – et les filles – qui rejettent les modèles classiques proposés par la culture québécoise. Il y a par ailleurs de bonnes chances que Ti-Guy Lalune n’ait inspiré qu’une minorité infime de la génération X. Peu importe, on s’en fout. Le but visé par la page Facebook est de donner enfin une alternative à ceux et celles, qui comme l’auteur de cette page, ne se reconnaissent pas dans les rôles masculin/féminin transmis par la société.
Pour récapituler, être solitaire ce n’est pas un problème d’intégration, c’est souvent un choix. Être allergique aux catégories homme/femme, ce n’est pas un synonyme d’homosexualité (même si c’est très correct aussi d’être homosexuel), mais plutôt une volonté de revenir à cette phase où les catégories n’existaient pas encore. Être pacifiste, ce n’est pas obligatoirement être « hippie », c’est avant tout rejeter cette éducation qui nous initie à la compétition et à son extension qu’est la guerre. Puis être écologiste, c’est d’abord refuser – comme le fait Ti-Guy Lalune – de faire reposer sa masculinité sur une fausse puissance, créée par les machines et les « moteurs ». Et refuser par ailleurs que l’espèce humaine soit au centre de notre culture.
On entend que notre époque serait marquée par l’éclatement des modèles, voire par leur disparition. Ti-Guy Lalune lui n’est qu’un personnage secondaire dans notre vaste cinématographie québécoise. Son exemple a néanmoins tout le nécessaire pour intervenir dans la production de modèles pour les jeunes. Il est certes important d’avoir des modèles, mais faut-il pour autant qu’ils se limitent à une division féminin/masculin, à la compétition et aux machines à acquérir?
André Mélançon ne savait pas qu’en créant le personnage de Ti-Guy Lalune, il mettrait peut-être au monde une créature hors de son contrôle. On est en effet de plus en plus nombreux à vouloir faire de Ti-Guy un révolutionnaire des modèles masculin/féminin. Simplement parce que notre époque ne réussit toujours pas à produire des modèles viables et intéressants pour les jeunes, de tous genres confondus
Pendant que vous lisez ce texte, Ti-Guy lui est en train d’observer un oiseau perché dans son arbre, et il en a rien à cirer de tous ces questionnements. Il comprend que le monde naturel fait juste suivre son cours, avec ou sans l’espèce humaine. De notre côté, on n’en a pas rien à cirer de ce qui attend la jeunesse québécoise. On voudrait qu’elle s’en tire le mieux possible, et pour y arriver, avec des modèles réellement viables pour l’avenir et non pas d’autres Jonathan Roy ou clones de Jeff Fillion…