« Québec se prépare à vendre son âme aux industriels ! » C’est le cri du coeur qu’ont lancé les participants à une manifestation (dont le président de l’Union des producteurs agricoles (UPA), Christian Lacasse) pour dénoncer les récentes modifications apportées à l’Accord sur le commerce intérieur (ACI).
Signée le 15 octobre dernier à Whitehorse par les ministres fédéral et provinciaux responsables du commerce, la nouvelle mouture de l’Accord l’a transformé en véritable épée de Damoclès pour la capacité du Québec à réglementer ses secteurs agricole et alimentaire. Toute mesure, toute loi, passée et à venir, devra désormais être jugée à l’aune du « tout marché canadien ». Alors que des préoccupations relatives à la santé, à l’environnement, à l’étiquetage, à l’occupation du territoire pouvaient prévaloir dans nos politiques agroalimentaires, les conséquences de ces priorités devront toutes, désormais, être appréciées à la lumière de la sacro-sainte « liberté du commerce » (art. 905, par. 2).
Des lois émanant d’un large consensus au sein de la population québécoise, votées par les élus, risquent vraisemblablement d’être vidées de leur effet contraignant si elles sont jugées contraires à la « libre circulation » des denrées. En matière de souveraineté alimentaire, le travail de sape par l’ACI risque d’être des plus efficaces au Québec, car nous nous sommes dotés de standards parmi les plus élevés en Amérique du Nord. Ce seront donc nos lois que passera surtout au crible l’ACI, ce qui fait d’ailleurs craindre le pire aux associations de consommateurs, qui ont joint leur voix à celle des agriculteurs afin de dénoncer le protocole d’entente signé au Yukon.
UN NIVELLEMENT VERS LE BAS !
Mais ce traité n’a pas seulement pour effet de soutirer à l’État québécois une partie de sa souveraineté en matière agroalimentaire, il constitue aussi un véritable bulldozer dont l’accumulation des jugements n’aura d’autre conséquence que de niveler vers le bas l’ensemble de la réglementation publique canadienne. Toute norme encadrant la production et la vente d’aliments constitue en effet potentiellement un irritant au commerce, un coût supplémentaire aux entreprises, ou signifie tout simplement pour un produit l’inaccessibilité à un marché. C’est donc à partir du plus petit dénominateur commun que s’uniformiseront les règles afin de les arrimer au principe de la liberté du commerce.
Or, comme le soulevait l’UPA, les grandes entreprises de transformation et de distribution alimentaire, dont les opérations débordent les frontières, profiteront sans doute des mécanismes de l’ACI pour retirer quelques grains de sable de leur engrenage, en l’occurrence les réglementations provinciales. Exit les hauts standards du Québec en matière d’étiquetage d’aliments biologiques ? Exit les normes ayant à l’oeil les succédanés du lait et de crème dans le yogourt et autres produits laitiers ? Le « libre marché » se muera-t-il en libre contrôle des marchés alimentaires provinciaux par ces firmes ? L’avenir nous le dira.
LA GESTION DE L’OFFRE PROTÉGÉE ?
La gestion de l’offre est une des pommes de discorde sur lesquelles ont achoppé les discussions entre les ministres provinciaux dans le passé. Rappelons que ce mécanisme contraint les fermes à ne produire globalement que ce que les Québécois consomment en produits laitiers, en volailles et en oeufs, en attribuant à chaque agriculteur des quotas de production. Au Québec, il y en a pour des milliards de dollars en quotas répartis entre des milliers de fermes. Bien souvent, plus du tiers de la valeur marchande d’une ferme est constitué de quotas. De là découle en bonne partie l’attachement de nombreux agriculteurs au système actuel. Or, la gestion de l’offre a aussi eu pour heureuse conséquence de ralentir la course effrénée vers une augmentation de la production de telle sorte que le secteur laitier québécois regorge de fermes de petite taille – en comparaison avec celles que l’on retrouve ailleurs sur le continent.
Le maintien de la gestion de l’offre est donc un enjeu de taille au Québec. Ces dernières années, l’Assemblée nationale a même voté à plusieurs reprises des motions afin de signifier son appui au dispositif. À la suite de la conclusion de l’entente en octobre dernier, le ministre de l’Agriculture, Claude Béchard, s’est ainsi targué d’avoir obtenu un « consensus canadien » quant au maintien de la gestion de l’offre, lequel consensus préserverait, une fois pour toutes, ce mécanisme cher aux agriculteurs québécois. Mais qu’en est-il vraiment ?
C’est un secret de polichinelle que le système n’est pas tant sous pression au Canada que dans les officines de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Des pays et des multinationales de l’alimentation dont les produits se butent à l’heure actuelle à nos réglementations en matière d’offre alimentaire, réclament leur abolition afin d’introduire sur notre marché des produits laitiers d’ailleurs. Or, au nom de quel principe le Canada pourra-t-il à l’avenir défendre à l’international sa spécificité si, sur son propre territoire, les provinces standardisent elles-mêmes leurs réglementations ? Histoire à suivre…
* Auteur d’Une brève histoire de l’agriculture au Québec. De la conquête du sol à la mondialisation, Éditions Fides, 2009.
À lire :
Main basse sur l’alimentation : mais par qui?
Réponse de Roméo Bouchard, parue dans le numéro de mars-avril 2010