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Entrevue avec Riccardo Petrella

Par Stéphane Imbeault le 2009/11
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Entrevue avec Riccardo Petrella

Par Stéphane Imbeault le 2009/11

L’économie actuelle est en train de nous faire perdre le sens d’être, de faire et de vivre ensemble, le sens du bien commun. La priorité est donnée aux itinéraires individuels (ma formation), aux stratégies de survie individuelle (mon emploi, mon revenu), aux biens individuels (mon ordinateur personnel) considérés comme l’expression fondamentale et irremplaçable de la liberté.

Riccardo Petrella, Écueils de la mondialisation

Grand pourfendeur de l’évangile néolibéral et de son credo « Libéralisons, déréglementons, privatisons », ce fondateur du Groupe de Lisbonne1 n’a cessé d’alerter les citoyens des menaces qui planent sur des ressources vitales comme l’eau. Au moment même où la 9e conférence des Nations unies pour la lutte contre la désertification lance l’avertissement d’une sécheresse qui pourrait toucher 70 % de la planète d’ici 20252, il devient urgent de se pencher sur cet enjeu vital. Le Mouton Noir a eu l’honneur de rencontrer ce résistant lors de son dernier passage dans notre région.

Stéphane Imbeault – L’enjeu de l’eau a toujours été un cheval de bataille au cœur de votre combat. Qu’entendez-vous exactement lorsque vous parlez du « scénario de la pétrolisation ou de la coca-colisation de l’eau »?

Riccardo Petrella La pétrolisation signifie que l’on a développé une culture de l’eau réduite à une ressource naturelle stratégiquement importante pour l’économie et en voie de raréfaction. Or, c’est un abus cognitif, politique et social terrible, car l’eau, contrairement au pétrole, est une ressource naturelle renouvelable. Lorsque nous disons que l’eau, comme le pétrole, se raréfie et qu’elle va s’épuiser, c’est incorrect. La quantité d’eau demeurant sur la planète est la même qu’il y a trois millions d’années, et il y en aura sûrement autant dans l’avenir! Alors que le pétrole extrait et utilisé diminue et ne se renouvelle pas, l’eau disponible, elle, est toujours la même. Tout ceci indique qu’en éliminant, dans l’existence de l’eau, les mécanismes de la rénovation, c’est une manière de facto de pétroliser l’eau. On assiste à une mystification théorique qui dit que l’eau est une ressource rare comme le pétrole.

Cependant, nous avons raréfié la quantité d’eau de qualité nécessaire à l’usage humain. Par exemple, ici au Québec, vous avez des quantités d’eau énormes (rivières, lacs, fleuve), mais en grande partie polluées. Donc, oui, il y a une raréfaction de l’eau bonne pour l’usage humain, mais cette raréfaction est de nature entropique et n’a rien à voir avec les changements climatiques. C’est plutôt notre système de consommation et de production de la richesse, avec toute la pollution qui en découle, qui est destructeur d’eau. Une des raisons qui m’ont amené à réagir contre la pétrolisation de l’eau, c’est qu’on y associe l’inévitabilité des guerres. Comme le pétrole – « l’or noir » – a été la cause des guerres du XIXe au XXIe siècle, on nous dit maintenant que, puisque l’eau est rare, elle devient « l’or bleu ». On nous annonce ainsi qu’elle va devenir la principale source des conflits entre les États pour son appropriation et son usage. Or, c’est un scénario possible, mais qui n’est pas inévitable. C’est cela, la pétrolisation, de l’or bleu au point de vue métaphorique.

S. I. – Et la coca-colisation?

R. P. – Alors que le pétrole est une ressource naturelle qui conduit à la fabrication de certaines marchandises (essence, produits chimiques, plastique), la coca-colisation est le fait de considérer l’eau comme un simple bien de consommation. Tout ceci mène à plusieurs conséquences. La première, c’est que l’analogie est fausse; on ne consomme pas l’eau – comme on ne consomme pas l’air –, car elle est un bien essentiel, un élément vital et surtout insubstituable! Vous pouvez ne pas boire du coca-cola, mais vous ne pouvez pas éviter de boire de l’eau potable. On doit avoir accès à l’eau si on veut avoir accès à la vie, alors qu’on peut avoir accès à la vie sans coca-cola!

Autre conséquence néfaste : si l’on considère l’eau comme un bien de consommation, on doit en payer le prix puisque tout bien de consommation, par définition, a un prix. Or, je rejette cette idée. Certes, l’eau a un coût – par les systèmes d’aqueducs, les centres de captage et de traitement pour la rendre potable –, mais cela ne signifie nullement qu’elle doive nécessairement avoir une valeur monétaire comme un bien de consommation. Les coûts nécessaires pour permettre à tout le monde d’avoir l’eau à la maison impliquent une prise en charge collective de l’eau grâce à une budgétarisation publique du coût financé par la fiscalité générale (région, province ou État). C’est là où dans une société capitaliste cela devient inacceptable, car pour ses ténors, s’il y a un coût, il doit y avoir un tarif. Pour eux, il doit y avoir un prix de revient qui couvre le coût d’exploitation de l’eau en plus d’un profit pour celui qui vous a vendu cette ressource. Tout comme on fixe pour la bouteille de coca-cola un prix permettant à la fois à la multinationale de couvrir ses coûts de production, de réaliser un profit, mais aussi d’investir à nouveau afin d’obtenir au bout du compte une croissance de son capital (plus-value). Mais peut-on appliquer cette logique à l’eau? Ce n’est pas possible, car on ne peut pas tirer un profit de quelque chose d’aussi vital!

S. I. – L’eau pour la vie…

R. P. – Chaque être humain a droit à l’eau pour boire, pour l’hygiène, pour l’agriculture et pour produire des biens essentiels à la vie, mais pas pour cultiver du maïs qui servira d’éthanol, ou pour fabriquer du pétrole, ou simplement pour l’irrigation artificielle de terrains de golf, etc. Le principe fondamental devrait être que tous les usages de l’eau soient orientés vers la vie. L’eau est partout, l’eau pour la vie est partout. En accolant un prix de marché à l’eau, en la pétrolisant, elle ne sera plus disponible pour tout le monde La résultante finale de la pétrolisation de l’eau, c’est qu’on nous dira éventuellement qu’elle n’est offerte qu’à ceux ayant les moyens de se la payer alors que tout être humain y a droit.

S. I. – L’OMS estime que l’être humain a besoin de 50 litres d’eau par jour pour vivre décemment. Or, un Canadien moyen consomme quotidiennement 400 litres d’eau, alors qu’un Américain en utilise plus de 1100 litres en milieu urbain. Comment, concrètement, pourrions-nous partager cette ressource inégalement répartie avec les 1,5 milliards d’êtres humains qui n’ont pas accès à l’eau potable?

R. P. – Il y a à peu près 200 millions de gens, sur les 6,5 milliards, qui se trouvent dans des conditions où la rareté, c’est-à-dire la pénurie physique de l’eau, limite la capacité d’accès à cette ressource. Si les autres n’ont pas accès à l’eau potable, ce n’est pas parce qu’ils vivent dans des régions en pénurie hydrique, mais plutôt parce qu’ils connaissent une rareté économique d’eau due à une très grande pauvreté. La principale cause du non-accès à l’eau, ce n’est pas l’inégalité de la distribution des précipitations, c’est davantage l’inégalité tant économique que sociale. C’est le cas dans plusieurs régions qui regorgent d’eau comme au Brésil, par exemple. Dans la ville de Manaus, située en plein cœur de l’Amazonie, sur une population d’environ 1,7 millions d’habitants, près de 450 000 personnes n’ont pas accès à l’eau potable, car elles sont pauvres.

Le deuxième aspect réside dans l’inégalité de pouvoir d’appropriation de la ressource hydrique et de son usage. Même là où vous avez beaucoup d’eau, les classes ou les groupes dominants peuvent emprunter le voie législative pour se donner accès à l’eau au détriment des autres groupes ou classes. Par exemple, les riches qui vivent à Dakar possèdent leur propre système d’aqueducs et d’eau potable. Ils ont le pouvoir de décider que les nappes d’eau sont assez bonnes pour pouvoir être exploitées même si les coûts sont élevés. Cependant, l’exploitation de ces nappes ne se fait pas dans l’intérêt général de la population de Dakar. La première raison en est la pauvreté, et la seconde, c’est l’inégalité dans le pouvoir de décision sur l’allocation des ressources. Donc, même dans les sociétés riches en eau, les pauvres et les faibles n’ont pas accès à la ressource. Toute l’Afrique subsaharienne est richissime en eau, mais une grande partie de la population qui y habite n’a pas accès à l’eau (plus de 400 millions de personnes).

S. I. – Nous subissons les secousses d’une crise financière mondiale qui a mis au grand jour les failles du capitalisme, et la crise écologique est également en train d’en montrer les limites3. Selon vous, est-il encore possible de « moraliser le marché », d’assainir ses règles de fonctionnement, ou est-ce plutôt un système qui est vicié à la base?

R. P. – Ma première réflexion est la suivante. Un des objectifs que devraient se fixer les gouvernements et les sociétés serait de mettre fin au capitalisme. Moi, je dis, un peu comme l’exprime Michael Moore, « À bas le capitalisme! » Il faut lutter pour qu’il n’y ait plus de système capitaliste dans nos sociétés, car je ne crois pas du tout à une humanisation ou à une moralisation du capitalisme. De toute façon, si on réussissait à le moraliser, ce ne serait plus du capitalisme, car, par définition, le capitalisme n’est pas humain. Une des grandes faiblesses de la gauche modérée à travers le monde a été de croire qu’en s’inscrivant dans la logique de l’humanisation du capital financier – c’est-à-dire en lui donnant des règles éthiques –, on allait réussir à le réformer. Mais ce n’était qu’une façon de se raconter des salades!

S. I. – La nouvelle économie verte ne serait-elle alors qu’un écran de fumée?

R. P. – Exactement! Dire que nous allons sauver nos sociétés des effets dévastateurs du réchauffement climatique par l’économie verte est une mystification totale. Ce n’est pas le capitalisme vert qui va sauver l’économie. Ce n’est pas en construisant des voitures dégageant moins de CO2 que nous allons régler tous nos problèmes. D’ailleurs, même en étant vertes, où vont-elles circuler ces voitures? Dans la stratosphère? Il se construit à l’heure actuelle entre 60 à 65 millions de voitures par an. Il y a présentement un milliard de voitures en circulation dans le monde, et on prévoit qu’il y en aura deux milliards en 2020. Sincèrement, est-ce que les voitures vertes vont éliminer les bidonvilles? L’actuelle sortie de crise par l’économie verte ressemble davantage à une mascarade. Évidemment, il faut entreprendre une stratégie d’adaptation aux changements climatiques, mais dans un contexte général et global. Pas seulement pour éliminer le smog urbain et sauver l’air pur de Stockholm, de New York ou de Londres (voir Clean Air Act), mais pour l’ensemble de l’humanité. C’est ça, l’enjeu du renversement du capitalisme.

S. I.– Mais admettons que le capitalisme s’écroule, l’humain étant ce qu’il est, ne sera-t-il pas toujours guidé par son avarice, et ce, peu importe le système politique ou économique en place?

R. P. – C’est à moitié correct dans le sens où je ne crois pas à la naturalité de l’homme méchant, ni à la naturalité de l’homme bon. C’est une conception judéo-chrétienne qui part de l’hypothèse du péché originel indiquant que l’être humain, étant libre, se débat entre le bien et le mal. Mais c’est une vision qui n’est pas partagée par les bouddhistes ou les hindouistes par exemple. De plus, l’histoire montre que ce n’est pas vrai. Dans nos sociétés occidentales, par exemple à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l’homme de la rue acceptait l’importance de la richesse collective, du rôle de l’État providence, du Welfare (postes, transports, système de santé, d’éducation). Les gens se sont battus pour affirmer ça et la culture dominante de l’époque reconnaissait ce bien commun public. Il n’y avait pas cette naturalité de l’homme mauvais. Ce n’est qu’au cours des 30 dernières années que les tenants du néolibéralisme ont réussi à renverser ou à remettre en question la légitimité de l’État providence, à chercher à l’éliminer et à le démanteler. Depuis environ deux générations, ils ont fait pénétrer l’idée que le matérialisme est la seule valeur et que le bien-être ne dépend que de votre propre richesse individuelle. Le credo fut alors de dire que le bonheur ne dépend aucunement des autres. Au contraire, je ne crois pas que les gens soient naturellement égoïstes. On a plutôt créé les conditions sociétales pour que chacun de nous pense effectivement que c’est nécessaire de penser d’abord et avant tout à sa propre survie.

S. I. – Comme une forme de darwinisme économique…

R. P. – Oui, cependant, personne ne peut dire que dans 20 ans cette culture sera encore prédominante, que cette même série de valeurs sera encore présente. Et c’est là qu’entre en jeu le rôle de l’éducation, des intellectuels, des journaux, des œuvres littéraires, des pièces de théâtre, du cinéma, etc. La voie, c’est de contribuer à ce qu’il y ait un changement de dynamique et qu’apparaissent de nouveaux modèles axés sur la coopération. Personnellement, j’en suis convaincu! Non pas en supposant qu’il y ait un retour du balancier de l’histoire, car personne ne sait quand il va revenir! Il faut plutôt créer ce mouvement, et je crois que l’implication des gens qui pensent, qui tentent de faire changer le mode de vie et la vision qu’on a du monde, est fondamentale. Chacun de nous devrait apprendre une nouvelle narration du monde basée sur des principes de justice, du droit à la vie des gens, du droit à l’eau comme bien commun, etc. C’est pour cette raison que je me présente souvent comme un militant, car le rôle de l’intellectuel est de contribuer à ce changement.

* Propos recueillis le 2 octobre 2009 lors d’une conférence adressée aux étudiants du programme de Sciences humaines du Cégep de Rimouski.

** «Tractation dans laquelle on discute sans s’embarrasser de scrupules pour obtenir quelque avantage.» Le Petit Robert.

Notes :

1. Formé d’universitaires, de chefs d’entreprises, de journalistes et de responsables culturels, ce groupe fait la promotion d’analyses critiques des formes actuelles de la mondialisation.

2. Actuellement, la sécheresse touche au moins 41 % de la planète, et le processus de désertification a augmenté de 15 à 25 % depuis 1990 selon le rapport de l’UNCDD.

3. Voir à cet égard les deux essais du journaliste Hervé Kempf Comment les riches détruisent la planète et Pour sauver l’humanité : sortir du capitalisme.

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