Chroniques

Au royaume des Bai, le lac Erhai et ses cormorans

Par Christine Portelance le 2009/10
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Chroniques

Au royaume des Bai, le lac Erhai et ses cormorans

Par Christine Portelance le 2009/10

Étonnants voyageurs! […]Nous voulons voyager sans vapeur
et sans voile Faites […] passer sur nos esprits
tendus comme une toile Vos souvenirs, avec leur
cadre d’horizon Dites, qu’avez-vous vu?

Charles Baudelaire

La vieille ville de Dali attire bon nombre de touristes chinois. C’est également une halte de voyageurs, comme en témoignent les cafés-terrasses, la pizza, les cappuccinos, etc. J’y ai en effet rencontré des voyageurs qui, après avoir passé l’hiver en Thaïlande, au Vietnam ou au Laos, remontent vers le Yunnan pour fuir la touffeur du sud. Détail amusant, la rue des cafés, Huguo Lu, surnommée Yangren Jie (rue des Étrangers) est devenue une attraction touristique : les touristes chinois y viennent observer les étrangers!

J’ai trouvé à me loger dans une vieille maison traditionnelle avec une jolie cour intérieure, située dans une ruelle si étroite que, sans la gentillesse du chauffeur de taxi,  jamais je n’aurais pu la trouver. L’accueil est familial, on ne m’a même pas demandé mon passeport et on m’a invitée à me joindre à la famille pour le repas du soir.

La région du lac Erhai, près de Dali, est habitée depuis le néolithique. Le territoire du Yunnan, gouverné par des Bai, est resté indépendant pendant des siècles. Une succession de vingt-deux rois : d’abord le royaume de NanZhao, puis le royaume de Dali. En 1274, l’invasion des Mongols met fin à cinq siècles d’indépendance, le Yunnan devient alors une province chinoise. Dans l’œil du chauffeur de taxi bai qui me conduit au lac brille une lueur de fierté pendant qu’il me raconte de l’histoire de ses ancêtres.

Le long de ce lac de 250 kilomètres carrés, je regarde défiler les rizières, les champs de maïs, avec ça et là, de petites parcelles de tabac. Plus on s’éloigne de Dali, plus la route se fait étroite. Elle relie de petits villages de pêcheurs. J’explique au chauffeur que je souhaite voir la pêche aux cormorans. Il sourit en opinant du bonnet.

Pendant que la voiture emprunte une petite route de terre qui mène au rivage, il m’explique qu’il n’y a plus assez de poissons pour que la pêche soit rentable. Dans le passé, un seul cormoran pouvait nourrir une famille. Aujourd’hui, la plupart des pêcheurs se sont débarrassés des oiseaux et il ne reste plus beaucoup de personnes sachant dresser les cormorans. Des Japonais sont venus, désireux d’acheter tous les cormorans qui restaient. Le gouvernement du Yunnan est alors intervenu et a offert aux habitants de subventionner une entreprise touristique de pêche au cormoran. C’est là qu’on se dirige.

À notre arrivée, nous sommes accueillis très chaleureusement par une dizaine de pêcheurs tout excités. Il faut dire qu’ils en sont à leurs toutes premières semaines d’opération et, comme la saison touristique n’est pas commencée, ils n’ont pas encore vu beaucoup de chalands, alors une étrangère… Ils sont heureux. Me voilà embarquée dans une sorte de chaloupe, avec deux rameurs et une femme, tous en costumes traditionnels, et, perchés sagement sur le pourtour du bateau, une douzaine de cormorans tout joyeux de la sortie.

Le bateau glisse sur l’eau parmi les herbes, l’eau est basse, le ciel aussi. Après la saison des pluies, le niveau remontera d’un bon mètre. Les cormorans sont mis à l’eau. La femme entonne une chanson, un homme répond. La mélopée, lancinante et envoûtante, est reprise tour à tour par l’homme et la femme pendant que les cormorans plongent et replongent à la recherche de poissons. Le cours du temps ralentit et semble même faire marche arrière. Étrange frisson de plaisir.

Quelques petites prises sans importance.

Puis, un cormoran émerge, il se tient le cou bien droit : de son bec dépasse une large queue de poisson. Tous les autres convergent vers lui en jacassant. Lui reste immobile, tout fier. Le bateau se rapproche : la prise est récupérée, l’animal récompensé. Contrairement à ce que l’on croit, le cou des oiseaux n’est pas entravé une fois leur entraînement complété.

Les autres cormorans redoublent d’ardeur. Mais il n’y aura pas d’autres prises. Nous rentrons, les oiseaux suivent le bateau. Une fois, sur la berge, ils se perchent sur une longue gaule, s’ébrouent, et laissent le vent sécher leurs ailes ouvertes.

Dans un pavillon de bambous fendus, nouvellement construit, un repas de six plats nous est servi par de jeunes filles toutes gracieuses dans leur costume traditionnel. Un festin. Je ne sais pas ce que deviendra ce lieu lorsqu’il sera envahi de touristes, mais tant de gentillesse (pour moi toute seule), le calme frémissant du lac, ces oiseaux étranges et familiers à la fois me laissent l’impression d’avoir été le témoin privilégié d’une tradition en voie d’extinction.

Avant de remonter dans la voiture, le chauffeur me montre un plant de cannabis poussant en compagnie d’un plant de menthe dans le jardin d’une maison. On en trouve partout, dans les fossés comme dans la montagne, puisque c’est une plante indigène. On s’en sert dans la cuisine, les graines sont quelquefois utilisées pour nourrir les poulets, mais il n’y a pas de tradition de consommation « récréative ». Cependant, les habitants ont appris à en vendre aux backpackers. Et il m’offre de m’en procurer, m’assurant que c’est tout à fait légal auYunnan1.

La voilà l’explication de Dali, ville halte des voyageurs!

J’ai vu d’autres villages. À certains endroits, on était à construire auberges et restaurants de luxe, car une page de la vie traditionnelle des pêcheurs est en train d’être tournée. J’ai vu une voie ferrée se construire, des routes s’élargir. J’ai vu aussi des marchés grouillant de monde, j’ai vu partout des femmes portant fièrement coiffes et tabliers brodés, j’ai vu des mains de femmes bleuies par l’indigo, j’ai senti l’odeur du poisson grillé, j’ai vu les étals de fruits et de légumes, les poules et les canards vivants, les machines à broyer le piment… J’ai souvenir d’une place de marché où les arbres, plusieurs fois séculaires, étaient tellement majestueux que j’en ai eu le souffle coupé, des arbres ayant fait partie jadis du jardin d’un roi bai… J’ai vu dans cette foule des gens que la « nouvelle économie » allait projeter tout droit dans la marginalité.

J’ai vu aussi partout des pancartes disant : « Protégeons le lac Ehrhai comme la prunelle de nos yeux ». Alors, j’y ai lu l’espoir, la fierté.

Note :

1. Pourtant, depuis 1999 existe une loi prohibant toute culture du cannabis, pénalisant ainsi les villages où l’on cultive le chanvre pour la fibre. Cette loi ne semble toutefois pas être appliquée de manière très rigoureuse puisque j’ai vu dans des marchés de pleines poches de graines de chanvre à vendre!

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