Depuis quelques jours, des milliers d’étudiants ont regagné les bancs d’école. Pour près de 80 000 jeunes adultes1, ce retour en classe représente une nouvelle étape : celle de l’entrée au collégial. C’est pour eux un début d’autonomie – le premier appartement, le droit d’aller en classe avec les cheveux bleus, le droit de ne pas aller en classe sans que leurs parents en soient avertis, la première facture d’électricité, le premier véritable choix de leur éducation, de leurs cours. La liberté, quoi! Et pourtant, dans quelques semaines, certains d’entre eux viendront à la conclusion que cette liberté qu’on leur avait fait miroiter n’était qu’illusion. En fait, ils ont peut-être choisi leur programme d’études, mais ils sont contraints à suivre des cours de formation générale, cours qui, trop souvent, sont perçus par certains étudiants comme étant « une perte de temps » puisqu’ils ne se rattachent pas directement à leur choix de carrière future.
En tant qu’enseignante de littérature au cégep, je dois me demander d’où vient cette notion que mon cours, que je prépare avec diligence et enthousiasme, ne servirait pas à l’étudiant en technique de génie civil ou à celui en sciences de la nature. J’en suis pourtant convaincue : le cours que j’enseigne n’est pas seulement souhaitable, il est nécessaire afin d’ouvrir ces jeunes adultes à la culture qui nous entoure et, je dirais même, nous définit. Rappelons-nous d’ailleurs que le projet de création des cégeps visait non seulement à transmettre des connaissances théoriques, mais aussi à former des citoyens critiques et concernés.
Et si telle est la mission des cégeps, il nous faut ressentir, en tant que professeurs, cette nécessité de transmettre aux étudiants une volonté de penser la société et le monde. Dans sa Lettre à mes collègues sur l’enseignement de la littérature et de la philosophie au collégial, Louis Cornellier, professeur de littérature au Cégep régional de Lanaudière à Joliette et chroniqueur au Devoir, pose le problème de l’enseignement de ces matières de formation générale. Dans cette lettre à laquelle répondent quatre de ses collègues, Cornellier tente de proposer des pistes de réflexion aux enseignants qui ne parviennent pas – ou souvent ne parviennent plus – à partager cette volonté de « vivre avec la pensée ».
Un des problèmes qu’il soulève – et qui me semble devoir occuper une place importante dans le rôle de transmission de l’enseignant – est le choix des œuvres. Cornellier s’interroge : « Que doit-on mettre au programme? Uniquement des grands textes, reconnus comme tels par l’institution littéraire ou philosophique, ou des textes plus accessibles, plus accrocheurs, mieux à même de susciter, au moins dans un premier temps, l’intérêt de l’élève? »
La question porte à réfléchir. Doit-on, comme Cornellier le propose, dans le but d’accrocher les étudiants et de leur faire comprendre la pertinence de la littérature et de la philosophie, inscrire au programme des textes qui seraient accessibles et actuels dans la mesure du possible? Ceci aurait pour effet, selon Cornellier, de permettre à l’étudiant de se reconnaître dans les textes qu’il lit. Ou doit-on, comme le fait Michel Morin, dans une des quatre réponses publiées avec la Lettre de Cornellier, refuser cette idée? « [I]l me paraît capital de privilégier dans l’enseignement de la philosophie des œuvres du passé : pour leur valeur de distanciation, de dépaysement. » Ici, j’aborde plutôt dans le sens de Louis Cornellier dans la mesure où il me semble primordial de toucher le plus d’étudiants possible, d’éveiller la curiosité du plus grand nombre. Il est pour moi inconcevable de penser, comme le fait Morin, que « la culture ne sera jamais faite par tous […] elle ne sera jamais non plus pour tous. » La culture doit être à la portée de tous. Non pas qu’il faille niveler vers le bas, mais il est tout aussi inacceptable de présumer de l’incapacité de certains d’accéder à la culture. Dans une société qui se veut démocratique, l’éducation et la culture doivent aussi être démocratiques. Je ne pense certainement pas avoir transmis le goût de la littérature à tous les étudiants qui sont passés dans mes cours. Bien au contraire. Mais je suis certaine de leur avoir donné la possibilité de s’y intéresser.
Nous avons choisi d’enseigner une matière qui nous passionnait, sans laquelle nous ne pouvions nous imaginer vivre. Le véritable devoir de l’enseignant serait donc de donner, à tous ceux qui sont prêts à faire le saut, l’accès à cet univers que nous considérons comme essentiel.
La Lettre de Cornellier se présente comme un engagement. Un engagement envers ses étudiants, présents et futurs, mais aussi envers son métier d’enseignant et envers sa discipline. Ses collègues lui répondent avec candeur et honnêteté intellectuelle, et permettent d’ouvrir véritablement la question de la transmission de ces matières trop souvent perçues comme superflues dans une société qui loue le maintenant. Bien qu’elle soit adressée à ses collègues en enseignement, cette Lettre propose une réflexion qui dépasse le cadre de la profession et qui intéressera ceux qui se sentent interpelés par le développement et la diffusion de la culture.
___________
Notes:
1. En 2008, la Fédération des cégeps recensait 78 242 nouveaux étudiants inscrits dans un ou l’autre des 48 cégeps de la province.