Pour clore cette chronique de Chine amorcée en 2006, une série consacrée au Yunnan, cette province chinoise qui s’étend du plateau de l’Himalaya aux frontières du Vietnam.
Des pics enneigés à la forêt tropicale, cette contrée offre des paysages fabuleux et une grande diversité ethnique. En effet, plus de la moitié de la population est d’une origine autre que celle de la majorité han. Malgré tous les efforts de sinisation déployés par le gouvernement, de nombreuses bulles ethniques subsistent où résident des populations qui ont conservé leurs traditions. Ces peuples vivent souvent dans une langue autre que le chinois et certains, avec leurs coiffures spectaculaires, donnent parfois l’impression de venir d’un autre âge.
Il faut dire que le Yunnan a un passé quelque peu rebelle, facilité historiquement par son éloignement. Si la province est bien chinoise aujourd’hui, elle témoigne que la Chine, qui apparaît souvent une pour l’œil occidental, constitue plutôt, selon l’expression de Gernet1, un monde chinois. Dans cette série, je vous invite à voyager au pays des Tibétains, des Naxi, des Bai, des Hani et des Yi du Yunnan.
Au centre de la province, Kunming, la capitale (1 050 000 habitants), la cité du printemps, car il n’y fait jamais trop chaud, ni trop froid. Une ville moderne, propre, cosmopolite, prospère, et qui dégage dès le premier contact cette impression qu’il fait bon y vivre.
Pour découvrir une ville, rien de mieux que de marcher. Je pars à la recherche d’une petite rue bordée de vieilles maisons de bois, avec des gargotes servant une nourriture populaire délicieuse (dixit Le Routard), derniers vestiges de l’ancienne ville. Bel alibi pour tourner en rond, se perdre, interroger les passants et prendre le pouls de la ville. Place du Peuple : les gens dansent. Trois groupes dansent au son de trois musiques différentes : le premier bouge en étirant doucement bras et jambes. Le deuxième danse en sautillant, très cardio, le troisième forme une double ronde de danseurs esquissant des pas de danse folklorique. Hommes et femmes de tout âge dansent, sourire aux lèvres. À ma grande surprise, ce sont souvent les hommes (jeunes et moins jeunes) qui dansent avec le plus de grâce.
Quand je tombe enfin sur ce bout de rue perdu dans la jungle moderne, il est tard et tout est fermé. Sur le chemin de l’hôtel, je m’arrête dans un resto ouvert toute la nuit servant les fameuses nouilles « qui traversent le pont »2. Chaque bouchée de ces grosses nouilles de riz baignant dans un riche bouillon fumant est un pur délice avalé les yeux mi-fermés de plaisir et de fatigue.
Le lendemain, je pars visiter les temples qui surplombent le grand lac Dianshi malheureusement infesté d’algues bleues. Même en prenant le téléphérique pour traverser le lac et grimper la montagne, il reste encore quelques centaines de marches avant d’atteindre la Porte du dragon au sommet. En grimpant la falaise, on trouve des grottes, des sculptures, des temples (et même un petit tunnel qui mène au temple du sommet) taillés à même la pierre, entre 1780 et 1835, par des moines taoïstes qu’on a du mal à imaginer travaillant suspendus à la falaise. Je ne peux m’empêcher de penser à ce conte taoïste où un maître est tellement concentré à peindre qu’il reste suspendu à son pinceau lorsqu’un élève lui retire son échelle!
Pour rentrer, après avoir savouré un bol de petites pommes de terre rondes, frites au wok et enrobées d’épices, servies par un grand-père souriant de toutes ses rides, je monte dans un bus local bondé. Avant d’arriver au centre-ville, des travaux : on s’affaire à ériger un échangeur urbain à quatre niveaux qui a sûrement rapport avec la construction de la méga autoroute Kunming-Bangkok3. Ce projet, assorti d’un traité de libre-échange avec les dix pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE)4, prépare la prochaine phase du développement économique de la Chine : vendre aux pays de l’ANASE des produits à valeur ajoutée, des produits technologiques. La crise actuelle a causé la fermeture d’usines en Chine; qu’à cela ne tienne, la Chine n’a jamais eu l’intention de demeurer la manufacture de l’Occident. En fait, elle se prépare à se passer de l’Occident. Il semble que la transformation d’un monde unipolaire USA à un monde multipolaire passera par le Yunnan. La sphère asiatique s’apprête peut-être à nous faire quelques pieds de nez… Par ailleurs, si la Chine entend traverser la crise en développant un marché asiatique, il lui faudra cependant, pour éviter d’alimenter la grogne populaire, trouver le moyen d’aplanir (ou d’éviter de faire croître) les inégalités sociales.
Devant mon hôtel, deux masseurs aveugles sont postés sur le trottoir. En Chine, il n’y a pas de prestations de bien-être social, mais à Kunming, un institut de massage forme les aveugles qui ont ainsi un gagne-pain. On les trouve un peu partout dans la ville. Fourbue, moulue par les escaliers, je suis tentée par l’expérience. Assise sur un petit banc, sous l’œil des passants, je m’abandonne à ces mains expertes : rien de voluptueux, les doigts habiles découvrent les points de tension qu’ils dénouent en appliquant de fortes pressions qui, parfois, m’arrachent même quelques petits cris de douleur. Au bout d’une heure, je me relève toute légère, jamais je ne me suis sentie aussi peu concernée par la gravité. J’ai baptisé ce massage « la libération du squelette ». J’en prendrais encore, toutes les semaines : adieu raideurs, arthrose et cie!
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Notes:
1. Voir J. Gernet, Le monde chinois (tomes 1, 2, 3), Paris, Pocket, 2005.
2. Tous les soirs, une femme allait porter un bol de nouilles à son mari qui s’était isolé pour préparer l’examen de lettré. Tous les soirs, elle traversait le pont, mais lorsqu’elle arrivait les nouilles étaient froides jusqu’au jour où elle inventa ce plat de nouilles « qui traversent le pont ».
3. En accord avec le pragmatisme de Deng Xiaoping, pour qui le développement économique était tributaire des infrastructures de transport.
4. Le Japon a déjà signé ce traité, l’Inde vient de le faire en août, ce sera le plus gros libre marché au monde.