Il peut être difficile de s’imaginer parler d’action citoyenne ou d’occupation du territoire en abordant un sujet comme le brassage de la bière. C’est pourtant cette impression que m’a laissée ma rencontre avec Ghislain Lefebvre et Denis Thibault, deux des propriétaires de la brasserie artisanale Le Bien, le Malt qui a ouvert ses portes à Rimouski en juin 2008.
Au fil de l’échange, j’ai découvert deux hommes passionnés par le brassage de la bière bien sûr, mais j’ai surtout observé deux êtres enthousiastes, profondément soucieux de contribuer au milieu, dans le respect d’une saine philosophie de vie qu’ils s’appliquent à mettre en valeur au quotidien.
Alain Dion – Est-ce que c’est le projet d’ouvrir une brasserie artisanale qui vous a menés dans la région?
Ghislain Lefebvre – Non. Ce sont nos deux conjointes, Laurie-Anne Dubeau et Anne-Marie Labrecque, qui sont venues étudier dans la région. Elles se sont connues à l’université et ont rapidement partagé un même rêve, un même projet d’ouvrir ensemble un commerce, un restaurant ou autre chose du même genre. De mon côté, je brassais de la bière à la maison depuis près de huit ans et, comme il n’y avait pas de brasserie artisanale à Rimouski, l’idée d’en développer une ensemble a fait peu à peu son chemin. Mais c’est vraiment en vivant ici que nous avons, tous les quatre, pris cette décision.
A. D. – Est-ce que vous aviez une philosophie particulière, au départ, par rapport au processus de brassage ou aux types de produits que vous souhaitiez proposer?
G. L. – À partir du moment où l’on a décidé qu’on voulait brasser de la bière, il y a rapidement une échelle de valeurs qui s’est mise en place et les décisions se sont prises en conséquence.
Denis Thibault – À l’origine, ce sont nos goûts et nos intérêts en matière de bière qui ont orienté ce qu’on allait faire. On aimait les bières plus relevées, avec du caractère.
G. L. – On a trouvé en Oregon du matériel usagé fonctionnel qui respectait nos moyens financiers, et qui permettait de s’ajuster en fonction de ce qu’on voulait faire ici. Rapidement, on a déterminé qu’on souhaitait proposer une belle variété pour les clients qui aiment les bières plus pâles, plus foncées, plus ou moins goûteuses, etc. Et comme on ne vend pas de bières brassées ailleurs, il fallait fournir malgré tout une bonne diversité à notre clientèle. Pour nous, les six robinets, les six bières fabriquées ici et disponibles en tout temps permettaient d’offrir ce bon compromis.
A. D. – Qu’est-ce qui pourrait être considéré comme particulier ici à la brasserie dans votre façon de faire, dans votre approche de la production?
G. L. – En tant que brasserie artisanale, on peut se permettre d’offrir des bières plus goûteuses qui se démarquent vraiment des bières blondes commerciales qu’on retrouve sur le marché. On a l’avantage de pouvoir ajuster nos recettes, de travailler le goût de nos bières et de le faire évoluer. C’est cet espace de travail-là qui est intéressant. Dans cinq ans ou dix ans, on aura sûrement des recettes qui auront fait véritablement leur marque, qu’on gardera.
D. T. – Je pense qu’un autre aspect important du processus de production réside dans la sélection des ingrédients eux-mêmes. Nous avons, par exemple, axé majoritairement notre production sur l’utilisation de malt québécois qui représente environ 80 % du grain malté qu’on brasse ici. C’est véritablement une spécificité de la brasserie. Contrairement à plusieurs autres brasseries qui vont importer un bon pourcentage de leur malt d’Angleterre, du reste du Canada ou des États-Unis, nous, on a fait le choix du malt d’ici, du Québec. On travaille principalement avec deux malteries : Malterie Frontenac de Thetford Mines et Maltbroue de Cabano. La malterie de Cabano, unique au Canada, propose d’ailleurs un malt de spécialité qu’on appelle caramel, fabriqué à partir de l’orge qu’ils font eux-mêmes pousser. Certaines de nos bières sont donc fabriquées à partir de malt qui provient du Bas-Saint-Laurent. Est-ce que le fait d’utiliser majoritairement ce malt québécois dans notre bière lui donne une texture, un goût particulier? Forcément. Cela a un impact sur le goût, la couleur et les arômes qui se dégagent de la bière.
G. L. – C’est intéressant de travailler avec ces deux malteries, car nous savons d’où vient le grain. On connaît l’année de production, le producteur, le village et même le champ où l’orge a été cultivée. C’est donc très facile de faire le suivi des ingrédients utilisés. Et en plus, quand on s’intéresse à la dimension écologique de la production, si on pense seulement à l’impact environnemental du transport, travailler avec du malt québécois est un choix vraiment avantageux. Même si c’est un peu plus coûteux, dans l’ensemble, on est gagnant parce que l’on respecte nos milieux de vie et que l’on consomme localement.
D. T. – Avant même de lancer la brasserie, nous avions déjà individuellement cette conscience-là. Dans notre façon de consommer, on était plus enclins à choisir des produits québécois, des produits locaux, ou des produits avec un moindre impact écologique. Donc, dès le départ, ces choix-là se sont imposés naturellement pour la mise en place de l’entreprise.
G. L. – Même le résidu du grain qu’on utilise dans la fabrication de nos bières est réutilisé. Nous l’envoyons chez un producteur du Bic, La Ferme Bicoise, qui le mélange à la nourriture des animaux. On essaie, là encore, de minimiser l’impact sur l’environnement tout en collaborant avec des gens du coin.
A. D. – Le choix d’offrir des produits régionaux pour accompagner la dégustation de vos bières va dans le même sens?
D. T. – Certainement. On travaille avec Grelots, Bâtons et Cie du Fou du cochon de La Pocatière pour les petits saucissons, notre pain vient de la boulangerie Les Baguettes en l’air de Rimouski, et notre poisson fumé de chez Atkins & frères en Gaspésie. En charcuterie, on aura bientôt des produits de la ferme La petite campagne de Mont-Lebel. Pour les autres alcools offerts, on propose l’hydromel du Vieux Moulin de Sainte-Flavie, le Val Ambré du Domaine Acer de Vallier Robert, un producteur du Témiscouata. On essaie vraiment d’être le plus local possible, tout en nous assurant de maintenir un standard de qualité et de réduire au minimum la distance entre le site de production ou de transformation et la brasserie. Mais comme on ne peut pas encore tout trouver localement, on complète avec des produits régionaux, puis par des produits du Québec, etc.
A. D. – En terminant, j’aimerais que l’on aborde une autre spécificité de la brasserie. Vous avez rapidement ouvert vos portes à différents événements culturels, comme les lancements de livres, les soirées de musique traditionnelle, les projections de films ou encore les débats publics comme les bières philosophales organisées par les profs du Cégep de Rimouski. Est-ce qu’au départ, cette orientation faisait également partie de votre démarche?
G. L. – Non. Pendant l’année consacrée à la préparation du projet de brasserie, ce n’est pas quelque chose dont on avait vraiment parlé. C’est Laurie-Anne qui, s’occupant de la partie mise en marché, a suggéré peu après l’ouverture d’organiser des expositions de photos. Par la suite, des gens sont venus nous rencontrer pour nous proposer des activités et, de fil en aiguille, elles se sont multipliées. Aujourd’hui, on ne peut plus dissocier les événements culturels de la brasserie!
D. T. – Ce qui est bien, c’est que l’organisation et la promotion de ces événements deviennent aussi des leviers pour faire la promotion de la brasserie en général. C’est pas mal plus intéressant et aussi moins coûteux que de se payer de la publicité. Et on présente une belle variété d’activités : de la soirée de contes à l’exposition de peintures, de l’écoute de nouveautés musicales à la projection de films. C’est varié et très accessible, car la plupart de ces activités sont gratuites. On s’inscrit dans le courant culturel très dynamique de la région en étant complémentaire à la mission de diffusion de Paraloeil, par exemple, de Caravanserail ou encore du Mouton NOIR.
Il y a véritablement de multiples manières de redessiner le paysage d’une région. Les artisans de la brasserie Le Bien, le Malt remodèlent, à leur façon, l’occupation de ce territoire qu’ils aiment, habitent et respectent. Ce petit texte témoigne en quelques lignes de ce qui fut pour moi une très belle rencontre empreinte d’idéaux, d’humanité et bien sûr, de moments légèrement arrosés. À la bonne vôtre!