Politique

La communauté politique : « faire de tous les lieux une maison»

Par Raymond Beaudry le 2009/07
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La communauté politique : « faire de tous les lieux une maison»

Par Raymond Beaudry le 2009/07

Quand il s’agit d’aborder la question de la démocratie et de la participation citoyenne, la notion de communauté2 nous paraît incontournable. Le sentiment d’appartenance à la communauté peut prendre plusieurs significations, mais, dans tous les cas, il repose sur une prééminence fondée sur une morale ou sur des valeurs. Il s’agit de la communauté en termes de voisinage, d’entraide, d’amitié et de solidarité; de la communauté comme organisme communautaire qui offre des services, mais aussi qui revendique des droits, défend le bien commun et propose des alternatives. C’est aussi la dimension de l’identité collective de la communauté qui se manifeste, entre autres, par son appartenance sexuelle, sa langue, ses croyances. Finalement, c’est une communauté globale, celle de la société comme communauté politique, qui préexiste à l’individu.

La notion de communauté ou de société n’est donc pas qu’un simple agrégat d’individus ayant la prétention de se faire soi-même, mais un idéal où il est possible de concilier les libertés individuelles et la communauté politique, qu’elle soit nationale, régionale ou locale. C’est alors la communauté politique qui permet l’épanouissement des individus et qui contribue à donner un sens à leur existence, tout comme leur attachement au bien commun.

Placer la communauté politique au centre des débats, c’est concevoir la démocratie dans la logique de la citoyenneté moderne, où la participation est comprise comme un débat sur la place publique qui permet aux individus de remettre en question les rapports de domination considérés comme illégitimes. Mais on remarquera que, depuis quelque temps, la notion de communauté est bien souvent remplacée dans notre vocabulaire par celle de réseau. L’idée de la société comme un ensemble de réseaux laisse entrevoir un abandon et une dévalorisation de tout ce qui relève, entre autres, de la communauté politique locale, trop souvent perçue comme une simple guerre de clochers, ou réduite à un manque d’initiative, d’innovation, d’imagination, de dynamisme. Cela nous empêche d’y voir à l’œuvre, dans certains cas, la revendication d’une gouvernance locale fondée sur une démocratie représentative fixant comme valeurs fondamentales les principes d’égalité, de justice, de liberté et de bien commun au-dessus des intérêts particuliers.

Les réseaux contre la communauté politique

Ce type de démocratie, qui maintient à distance la représentation et la participation, se trouve de plus en plus court-circuité par une logique corporative3, c’est-à-dire la revendication d’intérêts particuliers, plaçant ainsi les acteurs constitués en réseaux dans un rapport de confrontation à l’intérieur d’une structure de participation sans fil conducteur et sans référence commune. Dans ce contexte, il est rarement possible de se demander et de débattre, lors de rencontres publiques, à savoir si les projets sont justes, et encore moins s’il est possible de choisir et d’avoir une prise réelle sur les changements. Ces réseaux constituent un ensemble de mécanismes de négociation, d’implication, de consultation, de concertation, et de lieux extra-parlementaires où sont prises des décisions importantes touchant la question des droits universels et du bien commun. C’est le rapport au politique, compris comme le partage d’une norme commune (par exemple la justice comme valeur politique), qui se trouve discrédité et remplacé par la recherche d’une cohérence ou d’une harmonie au sein de comités consultatifs qui se mettent en place au fur et à mesure que les problèmes surgissent, sans véritable orientation fondée sur des valeurs communes.

Dans l’histoire des luttes régionales, il est possible de repérer cette logique corporative depuis la mobilisation des populations rurales au début des années 1970 à l’époque des Opérations Dignité. Le rapport entre le centre et la périphérie aura tendance à s’inverser. L’État va peu à peu se rapprocher des populations en les intégrant dans des structures de consultation avec l’intention de les encadrer et de les former afin qu’elles puissent identifier leurs besoins et trouver par elles-mêmes les solutions adéquates : une approche participative élevée au nom de la vertu dont le message insiste sur le fait que « nous », les régions, ne puissions être représentées par autre que nous-mêmes. C’est le recours à l’État-nation comme garant du bien commun et de l’intérêt général qui tend alors à disparaître au profit des initiatives individuelles ou de mises en réseaux, sans toutefois qu’elles soient intégrées dans une représentation globale signifiante pour tous les membres de la communauté.

Habiter les lieux comme une maison

Plusieurs projets de développement nous tombent dessus sans qu’on s’y attende. La prévention est, dans bien des cas, inutile, tellement certains projets dépassent l’entendement. On peut certes s’imaginer des promoteurs pour qui le territoire n’est qu’un support sans vie humaine. Mais quand la réalité frappe à nos portes, c’est tout l’horizon du sens et le sens de l’horizon qui se trouvent chamboulés. La maison que nous habitons perd son intériorité et son extériorité. Le dedans et le dehors sont sans frontières, sans médiations.

Alors, la raison n’a plus cette capacité de « distinguer sans séparer, et de relier sans confondre.4 » La raison défait, délie, déconstruit, confondant ce qui est de l’ordre de la nature et de la culture, de la gouvernance et du gouvernement. Elle brouille les frontières afin d’agir sans contraintes, d’où ce sentiment d’avoir été violé dans sa propre maison.

Les acteurs des mobilisations collectives sont alors réduits à des « chiens de garde », considérés incapables d’apporter une réflexion sur les raisons de la contestation et de proposer des alternatives. L’opinion des citoyens est perçue comme un grain de sable dans cette machine à projets technocratiques où sont traités sans distinction d’importance les rôles de l’État, du gouvernement local et des promoteurs. Dans cette logique, le développement n’est plus orienté par des valeurs comme la justice, la liberté, l’égalité, le progrès, grâce auxquelles chaque membre de la société peut se reconnaître dans les institutions politiques qui régissent la vie privée et publique.

Paradoxalement, dans ce type de démocratie, la participation tend à épuiser les acteurs sociaux et à vider le territoire de toutes formes d’actions conflictuelles, et ce, sans que l’individu puisse se représenter comme sujet politique, dans le sens où chaque individu ne peut vivre hors de la communauté ou de la société comprise comme réalité concrète et comme un idéal de vie.

Selon l’heureuse formule de Nicole Mathieu, l’idéal ou l’utopie serait « de faire de tous les lieux une maison ». L’utopie n’est pas comprise ici comme une réalité qui ne peut advenir, mais qui « se forge à partir de ce qui dans le réel est à la fois intolérable et souhaitable. L’utopie, c’est aller à ce qui n’est pas là ou ce qui n’est pas assez là, c’est aller à l’impossible pour que cela puisse être là. » Quant à la maison, elle n’est pas que le lieu du travail domestique et de l’inégalité des rapports de sexe, mais « le lieu où la cohabitation prend sens » dans la reconnaissance d’une utopie féministe de la maison, c’est à dire : « Faire reconnaître la nécessité de “ménager” tous les lieux. » Mais aussi parce que cette utopie féministe dit « aux hommes qu’ils vivent et qu’ils agissent dans des “maisons”, partout où ils sont, et non pas dans des lieux fonctionnels qu’ils investissent éventuellement sans avoir conscience de cohabiter. » Cette utopie n’est pas détachée du réel, mais cherche plutôt à le réinventer pour éviter qu’il tombe dans l’insignifiance d’un imaginaire qui instrumentalise la participation et la démocratie en fonction d’une grille de performance, d’efficacité et d’efficience dépourvue d’un sens commun.

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Notes:

1. Les citations sont de Nicole Mathieu, « L’utopie féminine : faire de tous les lieux une maison », dans Écologie et Politique, no 37, 2008, p. 93-101.

2. Voir Stéphane Vibert, « La communauté est-elle l’espace du don? De la relation, de la forme et de l’institution sociales (2e partie) », Revue du MAUSS, no 25, 2005, p. 339-365.

3. Voir Yves Bonny, « Les formes contemporaines de participation : citoyenneté située ou fin du politique? », dans Pierre Merle, François Vatin, La citoyenneté aujourd’hui : extension ou régression?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1995, p. 15-29.

4. François Ost, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris, Éditions La Découverte, 2003.

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