« Encore chanceux d’pas avoir le voltige à mon âge! », s’exclamait mon voisin de droite s’adressant à celui de gauche, dans une discussion portant sur le ramonage et autres travaux d’escalade. Assis au comptoir, pris en sandwich entre ces deux compères, je me trouvais bien malgré moi en plein centre de la conversation, les bribes de phrases transitant au-dessus de mon assiette comme autant de petites pépites d’or qui venaient auréoler mon repas. « Pis, que c’est que tu penses des élections? » « Les élections? Lesquelles? », répondit l’autre tout de go sans lever la tête du bol de soupe qu’il était affairé à ingurgiter à grands coups de lampées bruyantes. Après un intervalle assez long entrecoupé de quelques mordées dans son hamburger, l’autre ne laissa aller qu’un faible « Ouais… » sans appel qui mit immédiatement un terme à ce volet de l’échange. « Chez vous vont-tu descendre pour les fêtes? » « Ben, Colette est enceinte jusqu’à couvarture, ça va dépendre si le p’tit est d’avance ou pas, pis ça l’air que sa belle-mère s’rait pognée avec la fibrose mystique. Ça r’garde mal. » « Ça r’garde mal en effette. En plusse que l’Almanach annonce ben d’la neige pour Noël. » « En plusse… »
J’étais en route pour le Salon du livre. Une fois rendu, fièrement campé devant une pile de bouquins, mon stylo à la main, je regardais défiler la horde des visiteurs qui me dévisageaient comme si j’étais un poisson exotique surpris derrière les vitres d’un aquarium. Au stand d’à côté, la représentante d’une maison d’édition discutait Hubert Aquin en évoquant un texte au titre évocateur que l’écrivain a fait paraître dans la revue Liberté en 1962 et qui s’intitule La fatigue culturelle du Canada français. Glissant d’une œuvre à l’autre, la jeune personne continua sur le même ton. Parlant cette fois-ci d’un autre ouvrage du même Aquin devenu à peu près introuvable, elle eut cette réplique tout à fait admirable compte tenu des circonstances : « Ah! vous savez, madame, ce titre-là est complètement épuisé… » Je commençais moi-même à ressentir les effets d’une certaine lassitude et mon poignet me faisait atrocement mal à la suite du nombre incessant de dédicaces que j’avais dû consentir à signer. Je me résolus donc à aller voir du côté de la médecine alternative si on ne pouvait pas quelque chose pour mes petits bobos. Un ado attardé à la mine patiglobulaire sortait justement du cabinet du spécialiste. Il hésita quelque peu dans l’entrebâillement de la porte, puis, se tournant à nouveau vers celui que j’imaginais être le médecin traitant, il lui demanda en bafouillant légèrement : « Mais docteur, tsé-là, vu qu’on se sert de la mari à des fins thérapeutiques, on pourrait-tu dire que fumer un p’tit spliff de temps en temps, ça s’rait comme de la médecine préventive? » (on m’apprit par la suite que le jeune bénéficiaire sortait tout juste des joints intensifs). Je n’entendis qu’un vague grommellement pour toute réponse mais le perspicace ado enchaîna aussitôt : « J’aurais une autre question, docteur. Est-ce que les végétariens ont le droit de manger des plantes carnivores? »
Lorsque mon tour fut venu, je me rendis compte que le médecin semblait avoir été pris au dépourvu par les interventions du jeune homme et qu’à l’instar de Pauline Marois telle qu’elle a été mise en accusation par Jean Charest, il avait complètement laissé tomber sa garde. Mes histoires de poignet endolori semblaient l’intéresser autant que si je lui avais appris que j’étais dévoré par la bactérie buveuse de bière, et c’est alors que l’infirmière pénétra dans la pièce avec ses armes de destruction lascive et que je sentis retentir au plus profond de mon être une phénoménale alerte à la blonde. Mon sang fit trois tours, mes pulsations cardiaques augmentèrent au même rythme que celles de Stéphane Dion au moment où il a cru qu’il avait une ultime chance de devenir premier ministre et de sauver son beau Canada, et on m’a aussitôt largué en direction de l’urgence.
De fait, j’y suis toujours. Et, si ma mémoire est bonne, ça fait au moins depuis le premier mandat de Jean Charest. On serait découragé à moins. Pour passer le temps, j’ai fait le tour des chambres en souhaitant un cinquième Joyeux Noël aux petits de l’étage. Il y en a un qui m’est particulièrement sympathique mais qui, pour des raisons obscures, a toutes les misères du monde à dormir une nuit entière. Ce matin-là, il avait la mine réjouie et reposée et je l’ai entendu marmonner dans le creux de l’oreille de sa mère cette belle petite phrase toute chaude et toute douillette : « Maman, j’ai fermé l’œil de la nuit… »
Allez, joyeuses fêtes à tout le monde. Et, comme disaient les vieux conteurs dans le temps à la fin de leur histoire : excusez-là! Les hostilités reprennent au mois de janvier!