Je sais, je sais, on vous a fait le coup plus d’une fois, mais, dans mon cas, c’est vrai. J’ai une maîtresse dans ma vie. Elle se nomme Neigette. Vous savez, cette toute petite rivière qui coule de Saint-Marcellin vers Saint-Donat et qui se jette dans la rivière Mitis? Je l’ai rencontrée la première fois en 1979, alors que j’étais apprenti-biologiste, tout fraîchement arrivé dans la région. Ce qui m’a plu tout de suite chez elle, c’était son eau limpide et ses cailloux calcaires, son débit vigoureux mais modeste, le tout associé au décor grandiose d’une vallée glacière. Ouah! J’étais fasciné. Moi qui émigrais tout juste de Saint-Isidore, ma paroisse natale, là où la rivière Le Bras et ses tributaires suintaient, le long de méandres paresseux, un parfum suspect.
Après cette première rencontre avec la belle suivit une période intense d’activités et de découvertes au cours desquelles j’ai vite été conquis par trois de ses attributs; l’eau était potable dans tous ses tributaires, le couvert forestier était présent presque partout et la présence agricole se faisait discrète. Bref, la rivière Neigette était relativement intacte et son eau était pure, voilà pourquoi j’étais tombé en amour.
Vous avez tout à fait raison de vous demander pourquoi j’étale ici ma vie privée comme cela. La raison est simple, c’est que je partagerai dorénavant les attributs de la belle avec tout le Grand Rimouski. En effet, c’est vers la fin août que cette municipalité a annoncé un ambitieux plan d’exploitation des nappes phréatiques de la rivière Neigette. À la suite de forages exploratoires, on y a découvert de l’eau en quantité suffisante pour alimenter tout le Grand Rimouski. La ville a choisi cette option en raison des économies réalisées comparativement à un approvisionnement en eaux de surface (comme celles provenant du lac à l’Anguille).
En effet, depuis le tragique accident de contamination de l’eau potable qui a tué sept personnes à Walkerton (en Ontario) en mai 2000, le gouvernement québécois a décidé que toute eau de surface destinée à la consommation humaine devrait dorénavant être traitée par une usine de filtration. C’est par des procédés de chloration, de floculation, de sédimentation et de filtration que ces usines rendent l’eau potable pour les humains. Ainsi, tous1 les micro-organismes qui peuvent vous infliger une diarrhée en moins de deux sont détruits. Ce qui est magnifique avec les sources souterraines de la Neigette, c’est que, selon toute vraisemblance, l’eau sera d’une qualité exemplaire. En fait, les nappes phréatiques sont de façon générale des sources d’eau de meilleure qualité, car elles ne sont pas en contact avec tous les organismes vivants et la matière organique que l’on retrouve à la surface des rivières ou des lacs. De plus, au cours de son voyage de la surface vers les tréfonds de l’aquifère, l’eau se désinfecte, car le sol agit comme un filtre éliminant les micro-organismes pathogènes.
En d’autres mots, vous, les Rimouskois, aurez de l’eau de source2 sur votre table tous les soirs si le cœur vous en dit. Admettez donc que de délaisser l’alcool ou les boissons gazeuses pour un temps vous ferait du bien. Imaginez un instant, un grand verre d’eau translucide de la Neigette sur votre table! Je suis vraiment content, car mes enfants, mes amis et tous les Rimouskois trinqueront régulièrement à l’eau de source. De plus, chaque fois que j’ouvrirai le robinet, je penserai à la belle.
Content, oui, mais préoccupé aussi. Pour combien de temps encore allons-nous être capables de maintenir le bassin hydrographique de la Neigette à l’abri des pratiques agricoles intensives et de la coupe forestière ou de toutes les autres formes d’exploitation qui ont pour effet de dégrader nos bassins versants?
« Encore un écolo qui divague après avoir mangé trop de tofu! » vous dites-vous. Si vous doutez que cela se passe dans un cinéma près de chez vous, je vous convie alors à comparer l’eau juste au bas des chutes de la rivière Neigette, qui provient de la partie supérieure du bassin hydrographique et qui est relativement intacte, et l’eau qui coule dans la rivière et la vallée agricole du même nom à la hauteur de Saint-Donat. Bien que les nappes phréatiques constituent des sources d’eau potables de grande qualité comparativement aux eaux de surface, elles ne sont pas pour autant immunisées contre l’activité humaine.
Je vais vous donner deux exemples : le premier est issu de la région de Beauce-Nord au sud de Québec où la production animale a fait place à la production porcine de masse à la fin des années 1970. Non seulement la production porcine est venue accroître le cheptel d’animaux de ferme dans ces paroisses, mais elle a aussi instauré une nouvelle pratique agricole, l’épandage de fumiers sous forme liquide. Comme les puits de surface et les cours d’eau sont devenus rapidement pollués à ces endroits par l’épandage de fertilisants et de fumier, la principale façon de se procurer de l’eau potable consistait à forer des puits artésiens (pour ainsi atteindre la nappe phréatique). À Saint-Bernard de Beauce-Nord, on a rapporté à l’époque que l’eau de certains de ces puits artésiens était impropre à la consommation humaine en raison de sa contamination par le fumier, suggérant que certaines nappes d’eau souterraines étaient contaminées.
Le deuxième exemple que j’ai en tête est celui du Danemark. Les autorités ont constaté que la plupart des nappes phréatiques du pays s’étaient enrichies en nitrates dans un intervalle de 30 ans. Puisque les fumiers liquides ont été accusés au premier chef, les agriculteurs doivent maintenant composer avec moult stratégies et contraintes pour épandre le lisier autant que de tenir une comptabilité très serrée de tout ce qui est fertilisant, chimique ou animal. On y considère d’ailleurs là-bas l’enrichissement en nitrates des nappes phréatiques comme un problème de santé publique car il peut, entre autres, embourber la fonction rénale chez les humains, surtout chez les tout-petits.
Tout cela pour dire que nous devons être vigilants pour l’avenir et chercher par tous les moyens à conserver cette ressource extraordinaire qu’est l’eau potable de qualité. Finalement, je suis vraiment content que la ville de Rimouski et son maire aient pris cette décision d’exploiter la belle et ses secrets souterrains, car dorénavant, nous serons 40 000 citoyens à vouloir la protéger.
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Notes:
1. Les usines de filtration tendent vers 100 % d’efficacité avec quelques notables exceptions.
2. En raison de bio-films qui peuvent potentiellement se développer dans le système d’alimentation, une certaine quantité de chlore y sera vraisemblablement ajoutée.