Dominique Savio était un jeune Italien qui avait une vocation pour l’enseignement religieux. Mais la tuberculose mit fin à sa carrière avant même qu’elle ne débute, puisque le jeune prodige mourut en 1857, à 15 ans. C’était au temps où l’on croyait en Dieu, aux miracles et au cardinal Ouellet. Alors on parsema un peu partout le nom de Dominique Savio pour honorer sa mémoire.
Pour moi, Dominique-Savio, c’était une école primaire dans le bien nommé quartier Nazareth, à Rimouski. J’en parle au passé parce que l’école n’en était plus une depuis des lustres et qu’elle a été entièrement rasée par les flammes, une nuit d’octobre dernier.
Dès le lendemain du sinistre sinistre, l’incendie criminel était évoqué : le feu aurait été allumé sur l’un des balcons par des jeunes. Il n’en fallait pas plus pour que s’enflamment (!) les lignes ouvertes de cette nouvelle radio rimouskoise, dite d’opinion. « Les jeunes d’aujourd’hui n’ont rien à faire, alors ils allument des feux! » « C’est donc ben effrayant, madame, les parents de ces enfants-là s’en occupent pas! » Deux semaines plus tard, l’enquête conclut que l’incendie était dû à un problème d’électricité. Cette fois, pas de ligne ouverte pour s’en prendre à l’inventeur de l’électricité, que ce fût Westinghouse, Franklin ou Edison.
Quelques jours après l’incendie, je suis passé devant les décombres de mon école, qui ressemblait à toutes les écoles construites à la même période. C’était la première fois que je pouvais voir jusqu’au fond de la très grande cour arrière, là où se trouvaient la patinoire et le terrain de baseball où je connus une carrière, disons-le, modeste. Puis, je vis ce qui restait de ce qui était le bureau du directeur de l’école à mon époque, le frère Guy Gauthier.
Je suis arrivé à Dominique-Savio en 1968 pour ma 5e année, après avoir fait ma 1re, 2e, 3e et 4e à L’Annonciation — aujourd’hui L’Estran —, une rue plus loin. De là, nous entendions parler du méchant directeur de Dominique-Savio, le frère Marois, qui avait, disait-on, la strap leste. On dit même qu’il promettait « du chocolat » à ceux qui auraient droit à ses coups. Mais, pour notre plus grand bonheur, le frère Gauthier venait de se faire confier la direction de Dominique-Savio juste comme nous arrivions. Le chocolat du frère Marois avait dû causer des indigestions administratives. Ma mère avait dit au frère Gauthier que nous avions peur de la strap. Il lança un grand rire, tourna sur lui-même et nous assura qu’il n’avait jamais fait cela et qu’il ne le ferait jamais.
Dès sa première année, le frère Gauthier changea le visage de cette petite école. Il fit construire une grande patinoire et un bâtiment avec des vestiaires chauffés, un bureau pour les arbitres et un banc de punitions – nous étions à Nazareth, quartier de bums et de tireux de roches, ne l’oublions pas. Il mit sur pied une ligue de hockey toute nazaréenne qui comptait de trois à quatre équipes par niveau, d’atome à midget. Faites le compte et vous verrez qu’il s’aiguisait bien du patin chez le cordonnier Duchesne, tout près de là.
L’année suivante, Nazareth, Dominique-Savio, en fait, gagna, à tous les niveaux, un tournoi de hockey inter-quartiers. Ici, je sais que, la mémoire étant une faculté qui oublie particulièrement ce qui touche l’orgueil, les ex-hockeyeurs de Sainte-Agnès, de Sainte-Odile et surtout de Sacré-Cœur contesteront ce fait historique, mais c’est le genre de souvenir qu’on n’oublie pas, quand on le vit du bon bord.
Un après-midi d’automne, alors que j’étais en 7e année, le frère directeur frappa à la porte de notre classe et dit au professeur qu’il avait besoin de deux élèves pour l’aider dans des travaux. Il entra et nous fit signe, à mon ami Ti-Plourde et à moi, de le suivre. Nous nous demandions bien ce que… Le frère Gauthier nous fit entrer dans son bureau après nous avoir demandé de bien fermer les deux portes qui y menaient. Il y avait là trois fauteuils, un pour lui et deux pour nous, deux canettes de liqueur et un téléviseur ouvert pour l’un des matchs de la série mondiale de baseball, qui opposait les Orioles de Baltimore, avec le gros Boog Powell, aux Reds de Cincinnati, la Big Red Machine.
Le frère Gauthier aimait sincèrement les élèves de son école, de notre école. Il lui arrivait souvent de nous prendre à deux, parfois trois, et de nous serrer contre lui si fort qu’il nous étouffait presque. Chaque fois, nous nous regardions en riant silencieusement. C’était de l’affection, de l’amour quasi filial, absolument rien de déplacé. Mais, autres temps, autres mœurs, l’attachement du frère Gauthier pour ses élèves allait le précipiter dans une fin de carrière et de vie atroce. Bien des années plus tard, pour un tel geste qui, j’en suis persuadé autant que tous les autres enfants de mon époque qui ont été serrés dans ses bras, n’est pas l’ordre de l’attouchement sexuel, le frère Gauthier s’est fait retirer la direction de Dominique-Savio, et on l’a envoyé se faire oublier comme vicaire dans un village au sud de Rimouski.
Cet homme, actif et bâti comme un chêne, est mort en 1982, à 61 ans, déraciné, humilié et privé de ce qui le passionnait. Parce qu’un jour, à Nazareth, des parents ont probablement sauté trop vite aux conclusions.
À la fin des années 90, la tante du frère Gauthier, la journaliste Andrée Gauthier, qui, à plus de 80 ans, était une fervente lectrice du Mouton NOIR, m’a dit : « Cet homme-là est mort de chagrin. »
Alors voilà, c’était mon triste conte pour Noël, écrit sur les cendres de l’école Dominique-Savio. Je le dédis à Ti-Plourde, Banane, L’No, Téteille, Ti-Piou, Gof, Mambo, Polion, Zoop, aux autres que j’oublie, mais surtout au frère Gauthier et à sa tante Andrée.
Joyeuses fêtes à tout le monde. Serrez bien fort ceux que vous aimez.