« Tout texte contient un secret éternellement illisible, absolument indéchiffrable, se refusant même à aucune promesse de déchiffrement…» affirmait le philosophe Jacques Derrida. Ce secret assurerait la possibilité même de la littérature. Il en serait le principe économique. Ainsi en est-il des aventures de Tintin, qui recèleraient un secret fondamental, tendu entre l’imaginaire et le rêve, où le marchandage de petites histoires permet que l’histoire elle-même se déploie. Le cycle des deux albums Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge serait issu de cet indicible secret, riche de ce type de détournements.
La superposition des trois parchemins, acquis après maints retournements, déplacés du grand mât des trois maquettes de la Licorne, révèle l’emplacement de l’épave du fameux vaisseau mais aussi, fort exactement, celui du trésor, caché ailleurs, en un même point précis du globe terrestre retrouvé en plein capharnaüm, au sous-sol du château de Moulinsart. Cette découverte serait-elle le recouvrement inespéré d’une fortune due? En fait, au bout du compte, ce trésor revenait en toute justice à l’héritier des héritiers de Moulinsart : le capitaine Haddock. À l’origine, le château était le legs de Louis XIV au Chevalier de Hadoque, ancêtre du capitaine (qui sait si le roi n’était pas son père?). Qu’en est-il du trésor que destinait le Chevalier à ses trois fils qu’il voulait tant réunir? Son origine était-elle douteuse? Le Chevalier devait remettre ce trésor au roi. Il le lui aurait dérobé. Rackham le Rouge, le pirate, l’avait pillé à un galion espagnol. Bien avant ces mille sabords, le trésor appartenait aux Incas. Pas étonnant qu’ensuite, Tintin connaisse une aventure au pays des Incas, question peut-être de régler cette dette du vol du trésor, une fois pour toutes. Le prix en était le sacrifice. Tournesol, qui fait une bonne affaire en vendant le brevet de son requin sous-marin aux militaires, sera aux premières loges de ce qu’il croit le tournage d’une reconstitution hollywoodienne du sacrifice dont le secret vaudrait à lui seul plus qu’un pont d’or.
Dans Tintin, l’argent, les pierres précieuses ne peuvent se détourner des détournements. Même une pie s’en mêle en subtilisant la précieuse émeraude de la cantatrice. La dynamique du don est à l’œuvre. Le don parfait, gratuit et désintéressé crée la dette, mais surtout il inaugure le temps. Voilà d’où vient le temps. Cette genèse du temps comprise dans la durée d’un remboursement à convenir, du sursis accordé par une hypothèque, permet à la narration de livrer des histoires qui le plus souvent reportent les dettes, ce qui n’est pas sans intérêt.
À l’enseigne de Tintin, la monnaie circule et le temps s’accomplit, se dilate et parfois se superpose au passé. Dans Le Secret de la Licorne, éclatante et superbe est la retransmission, haute en couleurs et en haute définition, des exploits de l’ancêtre alors que dans Le Temple du Soleil, la cérémonie du sacrifice fait revivre une civilisation perdue au-delà des Andes inaccessibles.
Les albums de Tintin en disent beaucoup sur le don, l’échange, la dette, les remboursements, les règlements de comptes, et même sur la falsification, celle des doublures, des simulacres promettant la malédiction, tels les cadeaux empoisonnés. Tout se complique, comme en cherchant midi à quatorze heures, autre détournement du temps. Voyez les faux billets, les fausses pièces de monnaie, les faux fétiches et les faussaires émérites : Rastapopoulos et Carreidas… poisons vifs, allant de celui qui rend fou irréversiblement au sérum de vérité…
Parlant fétiches, L’Alph’Art inachevé a pour sujet le monde de l’art et bien sûr celui des faussaires. Fort intéressant! Le fourbe marchand de tableaux déploie sa duplicité comme gourou d’une secte d’illuminés et réserve pour Tintin une singulière postérité.
Il veut le compresser dans un moule de statues en résine de synthèse pour fans et collectionneurs. « Bande de moules à gaufres! », jurerait le capitaine à la face de cette odieuse et cavalière machination de falsification. Qui connaît le secret du fétiche?
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Quelques-unes de ces observations me sont inspirées par un bel ouvrage sur Tintin intitulé Tintin et le secret de la littérature, écrit par l’Anglais Tom McCarthy, paru en 2006 chez Hachette Littératures. Enfin, pour retrouver la généalogie du Chevalier de Hadoque dans sa version intégrale, telle qu’elle est publiée dans le quotidien Le Soir de Bruxelles, lisez Les Vrais Secrets de la Licorne paru chez Moulinsart/Casterman.