Environnement

Résister à la dissolution de la ruralité

Par Raymond Beaudry le 2007/09
Environnement

Résister à la dissolution de la ruralité

Par Raymond Beaudry le 2007/09

Ce témoignage n’est pas qu’événementiel ni seulement riche en informations sur la période d’avant et d’après les années 60 jusqu’à aujourd’hui. Il se fonde principalement sur un parcours de vie qui s’inspire du personnalisme, ce courant de pensée qui se porte à la défense de la personne et de ses capacités d’agir, de comprendre et de juger au nom d’un monde meilleur. Le personnalisme prendra naissance au sein du mouvement chrétien, sera défendu en France par la revue Esprit et Emmanuel Mounier et influencera toute une génération d’intellectuels québécois dont Fernand Dumont, Pierre Vadeboncoeur, le chanoine Jacques Grand’Maison, mais aussi des hommes et des femmes d’action comme le syndicaliste Michel Chartrand et la militante féministe Simonne Monet-Chartrand.

C’est dans ce terreau du personnalisme, encadré par l’Action catholique, que St-Pierre trouvera les sources de son engagement pour la défense de la ruralité. Il est d’une génération d’hommes et de femmes qui ont posé, comme condition de l’être ensemble, l’importance de la solidarité en cherchant à maintenir le lien social par un appel à la raison qui s’appuie sur la connaissance, le jugement et le dialogue. Il y a dans cet engagement une conception de l’historicité qui trouve le sens de l’action dans le passé pour mieux agir sur le présent tout en se projetant dans l’avenir. Plus précisément, ce sont les principes « voir, juger et agir », transmis par le mouvement de la Jeunesse rurale chrétienne, qui serviront de fondement à l’action sociale que St-Pierre résume de la manière suivante : « On a appris à analyser des situations, à évaluer des valeurs, leurs forces et leurs faiblesses et surtout à agir, parce que “parler pour parler” ne mène à rien. » Dans ce mouvement de pensée, l’éthique personnaliste ne place plus la connaissance seulement entre les mains des élites traditionnelles religieuses, mais cherche plutôt à la transmettre par des leaders qui ont été formés pour éclairer leur communauté d’appartenance, c’est-à-dire dans ce cas-ci celle des ruraux, contre toute forme de déterminisme, de fatalisme et d’oppression au nom de l’humanité et du bien commun. Telle est la mission que St-Pierre incarnera et dont il témoigne amplement dans son récit pour la défense de la ruralité.

Apprendre au sein des institutions d’enseignement le métier d’agriculteur permettra à St-Pierre d’acquérir des connaissances pratiques mais aussi de les transmettre et de les confronter au sein d’associations rurales et du mouvement syndical en misant sur la capacité réflexive des ruraux. Rattaché toute sa vie au mouvement syndical, il en fera un des lieux privilégiés pour défendre l’économie rurale en valorisant le modèle coopératif. Cette volonté de connaître et de comprendre les transformations de la ruralité l’amènera à tisser des liens avec l’UQAR afin de soutenir un développement territorial au nom de l’intérêt général.

S’il a vécu en tant que témoin la période du BAEQ et des Opérations Dignité, qu’il qualifie d’avènement d’une forte prise de conscience de l’identité locale, c’est surtout au sein du mouvement de la Coalition urgence rurale, créée en 1990, qu’il poursuit son engagement pour contrer la dévitalisation des communautés rurales. L’intention est toujours la même : mobiliser les personnes pour qu’elles puissent par elles-mêmes analyser et comprendre leurs problèmes, trouver des solutions et tisser des liens avec les autres villages. Une mobilisation, précise St-Pierre, pour défendre le maintien des services, soutenir les liens intergénérationnels et valoriser les communautés rurales comme lieux d’épanouissement et d’affirmation de soi.

Si la connaissance sert à l’épanouissement de la personne, celle-ci ne peut se réaliser que si elle est solidaire avec d’autres personnes et avec la communauté. La coopération, l’entraide, l’écoute et la solidarité constituent les valeurs essentielles pour le maintien du lien social compris comme désir d’accomplissement. Ce que l’on retrouve dans ce témoignage, c’est cette volonté de construire le lien social à partir de la notion du don ou de l’entraide comme fondement de l’échange et de la collaboration. Une notion qui, selon St-Pierre, tend à disparaître au profit de l’individualisme dont la conséquence est le manque d’intérêt pour l’engagement communautaire et social dans un contexte où la mondialisation ne facilite pas toujours le développement des communautés rurales.

Ce témoignage laisse comme héritage cette volonté de poursuivre la résistance par l’éducation, qui ouvre les portes de la connaissance, mais aussi par la prise de parole et l’action, deux dimensions qui structurent l’espace politique en maintenant le lien entre l’individu et la société. Une parole et une action qui permettent de débattre de nos connaissances de la réalité en ayant pour finalité le bonheur : « Pour continuer à développer le milieu rural, dit-il, il faut que les gens soient heureux. » La formule peut paraître bien simple, mais replacée dans la trame de cette histoire de vie, le bonheur est un idéal, un état de conscience qui pose comme condition du développement le sens de l’éthique publique visant la recherche du bien commun. Le bonheur est alors compris comme une critique de l’utilitarisme, cette idéologie propagée par le pouvoir managérial qui conçoit l’acteur comme un être stratégique constamment en train de calculer afin de maximiser ses intérêts en ayant comme seules normes celles de l’efficacité, de l’efficience et du pouvoir de l’argent. Tout ce qu’il faut pour dissoudre la société rurale dans l’in-signifiance. On peut alors se demander avec St-Pierre, sans nécessairement le suivre dans plusieurs de ses positions, si la parole, l’action et le bonheur comme projet de société sont encore pensables quand la norme qui nous pend au-dessus de la tête est celle du silence.

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