
Lorsque je raconte que je m’en vais jouer de la musique en Europe, on me dit souvent que je suis chanceux. La fille de la banque, la famille, quelqu’un qui entend parler de ce projet : ah, vous êtes donc ben chanceux!
En revenant chez moi, je réfléchissais à cette phrase, et il y avait quelque chose qui bogait. Je suis chanceux, moi? Je me demandais. Est-ce de la chance? Qu’est-ce qu’iels veulent me dire par là? Bien sûr, je réponds poliment merci, oui oui c’est vraiment le fun, on va jouer de la musique dans huit pays, dix concerts en 19 jours, c’est super…
Qu’est-ce que la chance? Ai-je gagné la Loto-Tournée? Un gratteux, un concours, une émission de télévision, et vous pourriez gagner la chance de participer à une tournée internationale avec un orchestre de free jazz! Yééééééé! Bonus : dès le début de la tournée, vous manquez une nuit de sommeil grâce aux temps de déplacement et au décalage horaire, puis vous faites votre premier concert complètement épuisé après avoir dormi cinq heures dans les 48 heures précédentes! Yééééééé! Il y aurait aussi des prix secondaires, comme celui de chier mou dans une toilette turque en République Tchèque (à faire une fois dans sa vie!), se faire cruiser par un gars crissement chaud en Italie (t’es cute mais ton V-neck me turn off) et, le prix par excellence : découvrir trois pays différents en ne voyant que des autoroutes, des trucks-stops et des horaires de soundcheck vraiment serrés! Yéééé! Un concours, c’est full démocratique : tout le monde peut participer!
Non, réellement, je me suis rendu compte que ce n’est pas la chance qui nous a menés là où nous sommes : c’est beaucoup de ténacité, de courriels, de courage, de démarchage : bref c’est du travail. Ça prend deux années de presque bénévolat pour envoyer 14 musiciennes et musiciens faire 10 shows dans huit pays. Et ça prend toute une carrière avant ça pour avoir les contacts qui nous permettent de booker ces shows, des liens avec les festivals, les organisateurs, les salles, les organismes locaux qui nous invitent à jouer et qui organisent ces événements.
Je ne leur en veux pas, mais j’ai compris que ce que les gens voudraient nous dire, plutôt que de dire que nous sommes chanceux, c’est qu’ils nous envient, nous les musicien.nes, parce que l’on voyage en travaillant. Et ça, c’est légitime.
En même temps , moi aussi je les envie. La fille de la banque qui est assise sur une chaise à 80 000 par année avec un fonds de pension, des assurances dentaires, et ses frais de psychologue remboursés à 75%, hé bien, je l’envie! J’aimerais ça que les artistes soient payés plus que 28 000 $ par année, j’aimerais ça ne pas être obligé de ramasser toutes les factures de toutes les dépenses liées à mon travail pour les déduire à la fin de l’année (cinq euros de cafés sans facture ce matin : je ne pourrai pas les déduire :'( ) j’aimerais ça avoir droit à du chômage quand j’ai un trou sans contrat, j’aimerais ne pas avoir à faire 40 heures de paperasse administrative par mois afin de justifier mon maigre salaire d’artiste, j’aimerais pouvoir avoir du temps pour créer et explorer sans avoir à remplir des formulaires de subvention où je détaille chaque semaine de quelle façon je vais explorer la création. Mais bon. Je suis en Croatie, et je suis chanceux!