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L’amour qui ne veut pas mourir

Par Christine Portelance le 2020/11
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L’amour qui ne veut pas mourir

Par Christine Portelance le 2020/11

Le rapport Viens a d’abord été reçu avec une certaine indifférence. François Legault admet l’existence de racisme jusque dans l’appareil de l’État, mais il répugne à le qualifier de systémique comme si le mot était toxique. Le racisme que l’on a vu se manifester à l’hôpital de Joliette ne peut exister que parce qu’il est toléré par l’entourage. Si le peuple québécois n’est pas foncièrement raciste, il n’en est pas moins coupable d’ignorance et d’indifférence envers la culture et les conditions de vie de ces nations qui peuplaient l’Amérique bien avant l’arrivée des Européens.

J’ai profondément été troublée par les cris de désespoir de Joyce Echaquan. L’évocation de Manawan a fait resurgir des pans de mon passé. D’autres noms sont revenus en écho : Ottawa, Petiquay, Dubé, Flamand, Newashish… J’ai une bonne idée du racisme que subissent les Atikamekw, car durant ma jeune vingtaine, j’ai fréquenté le territoire Nitaskinan, j’ai entendu les commentaires des Blancs, et j’en aurais des histoires à raconter. J’ai souvenir des étés au lac Kempt, ce grand réservoir avec des dizaines d’îles et des baies parfois immenses, sur le bord duquel est située la réserve Manawan. Grâce au savoir partagé d’Armand, que l’on croisait sur le lac et qui gentiment offrait asile à notre véhicule sur la réserve, mon compagnon d’alors et moi avons pu apprendre où pêcher d’énormes brochets et de multiples dorés. De même, je ne pourrai jamais oublier les hivers passés à trapper au sud de leurs territoires de chasse. Comme nous ne nous déplacions qu’en raquettes, j’ai souvent eu à faire du pouce sur la route de Manawan pour descendre au village. L’hiver, il n’y passait guère qu’une voiture à l’heure, et encore. Jamais eu un lift de Blancs, toujours des Atikamekw. Souvent, c’était Georges-Étienne qui nous prenait en stop, car les achats pour son dépanneur l’amenaient régulièrement à Saint-Michel. La dernière fois que j’y ai levé le pouce, c’était un après-midi de janvier, j’étais seule et j’avais froid. Une voiture avec deux Blancs, probablement des bûcherons en provenance de Casey, était passée sans même ralentir. Avec mon parka de l’armée trop grand, ma tuque grise, un sac à dos et des raquettes, ils avaient dû me prendre pour un jeune « Indien ». En regardant cette grosse voiture bien chauffée me filer au nez, j’ai été déçue l’espace d’un instant; puis, j’ai pensé que c’était peut-être mieux qu’ils n’aient pas reconnu en moi une jeune fille dans la vingtaine. Un camion est finalement arrivé, il y avait déjà quatre personnes entassées à bord, on m’a dit que dans 15 minutes un autre camion allait arriver. Un autre camion bondé est effectivement arrivé un peu plus tard; le conducteur est descendu pour m’aider à m’installer à l’arrière dans la boîte fermée, il m’a simplement dit : « Tu peux t’asseoir sur nos sacs de lavage, si tu as à froid, tu n’as qu’à cogner, on va s’arrêter. » Durant le trajet, je me suis mise à réfléchir à cette télépathie culturelle : le conducteur du deuxième camion savait que je l’attendais et le premier savait que le deuxième s’arrêterait, car jamais un Atikamekw ne serait passé devant quelqu’un sur le bord de la route, l’hiver, sans s’arrêter. Cette bienveillance est profondément inscrite dans la culture.

À l’hôtel de Saint-Michel, les Atikamekw faisaient jouer « J’ai un amour qui ne veut pas mourir » de Renée Martel encore et encore. Je disais un peu à la blague que c’était l’hymne national de Manawan jusqu’à ce que j’entende dans le train de nuit La Tuque-Senneterre une voix de femme la chanter avec un rythme dans le phrasé qui lui donnait la texture d’un chant traditionnel des plus émouvants. L’amour qui donne une « raison d’aimer la vie » parlait véritablement à l’âme atikamekw.

Des années plus tard, dans un petit village du Mexique, j’ai assisté à une messe de minuit en plein air; lorsque les villageois ont entonné des cantiques, j’ai eu la surprise de ma vie : ils chantaient exactement comme les Atikamekw que j’avais entendus dans la petite église catholique de Manawan! Avec ce même phrasé qui transformait ces chants et les intégrait dans une culture que j’entrevoyais soudainement aussi vaste que l’Amérique. J’ai raconté un jour cette anecdote à un conteur abénakis qui m’a expliqué que toutes les nations autochtones d’Amérique jouaient du tambour de la même manière. Ces chants étaient donc portés par une même voix du cœur. Dans ce village mexicain, j’avais aussi remarqué qu’on chérissait les enfants comme on le faisait à Manawan, j’ai compris alors que c’est l’amour qui crée la force de résistance de ces peuples, victimes d’oppression, mais riches d’une culture ancestrale.

Si cette tragédie pouvait contribuer à faire évoluer les mentalités, ce serait un baume sur la souffrance de ceux et celles que la mort cruelle de Joyce afflige. Je souhaite de tout cœur que la bienveillance devienne enfin le lien qui unit nos cultures.

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