
« L’une des multiples raisons pour lesquelles les cultures humaines ont si longtemps associé le sommeil à la mort tient à ce que tous deux attestent la continuité du monde en notre absence. »
Jonathan Crary
Longtemps, je me suis couché trop tard. Je dors mal. J’aimerais que Randy Macho Man Savage vienne me faire la prise du sommeil. Je veux dormir. J’ai le sommeil tellement léger que la nuit qui tombe me réveille. Compter les moutons ne suffit plus. Je les tonds, je les trappe, je les tire à coup de douze, je les nuke jusqu’au dernier, les yeux grands ouverts. Je suis en déficit de mouton. J’en dois à la banque du sommeil. Le méchoui de mes nuits affame mes journées.
Alors, je m’adonne à la prière. Je prie le docteur Laurent Duvernay-Tardif pour qu’il vienne à mon chevet me chanter une balade de Gilles Vigneault en me faisant une injection liquide de cannabis indica fort en CBD direct dans la grosse veine bleue du pénis pour que mon corps et ma tête lâchent tout, radicalement. Se droguer, c’est comme baisser le rond du poêle, ça arrête l’ébullition dans’ cafetière. Si y’a ben un mammifère qui peut se passer de sommeil, c’est bien le Laurent blanc d’Amérique : une sieste par année pendant qu’il remplit son rapport d’impôt, et c’est réglé!
Dépolluer nos nuits pour récupérer notre fatigue représenterait une politique de santé publique éco-responsable. Mais ceci est beaucoup trop radical pour les progressistes. Notre environnement urbain n’aime pas les dormeurs. Nos superbes nouveaux bancs publics avec des accotoirs sont conçus pour nous garder en position assise et permettre aux travailleurs de regarder leur iPhone, et non pour se coucher comme un SDF perdant son temps à rêvasser. Dormir : une lutte des classes!
Que propose le capitalisme mondialisé pour nous faire rêver? La 5G. « Cette technologie essentielle à la compétitivité du pays », que dit la classe politico-affairiste. Mais on se demande : quelle est cette compétition et qui sera le gagnant et quel sera le butin? Le bonheur, le bien commun, la solidarité internationale? Non. La 5G agira telle une greffe de puissance pour rallonger la grosse graine sale du capitalisme. Avec la 5G, on va dormir encore plus mal, mais plus vite! Yesir Miller!! On nous apprendra à courir en dormant. La logique on/off est dépassée. Rien n’est plus désormais fondamentalement off. L’état constant de l’humain en mode veille : un esprit jamais éteint mais jamais allumé à son plein potentiel non plus. Alors que les progrès technologiques avancent comme un cheval débridé mégalomaniaque, les indices de bien-être, eux, stagnent et régressent. Le futur est un enfant suicidaire en manque de sommeil devant un écran bleu.
La radicalité aujourd’hui s’exprime par des militants de gauche qui revendiquent le droit de dormir. Les extrémistes réclament même jusqu’à 8 heures de sommeil par nuit! Inconscients qu’on ne peut extraire de la valeur financière au sommeil, c’est un véritable outrage contre notre économie : les dormeurs sont des chômeurs. Faudrait dire à ces socialistes de l’hibernation que plusieurs animaux ont la capacité de dormir avec la moitié de leur cerveau tout en restant éveillés avec l’autre. Si un marsouin le fait, pourquoi pas un gauchiste? Mettre son sommeil à profit pour enrichir la nuit serait une superbe évolution pour l’Homo œconomicus. Le but serait de créer un travailleur-consommateur, somnolant mais sans sommeil, qui ne s’arrête jamais. Dorénavant inutile, sa capacité de réfléchir et d’articuler un langage intelligible serait totalement atrophiée. On divise la société en nouvelles classes. La classe sommeil, privilégiée et minoritaire, chargée de produire des rêves, d’inventer des choses et de créer des œuvres. Et la classe veilleuse, un tas toujours opérationnelle comme la trotteuse d’une montre pour travailler-consommer ou consommer-travailler, libre de choisir. Le temps, c’est de l’argent. Dormir, c’est gaspiller du cash. Piquer un somme, c’est voler le capital. Ronfler, c’est le bombarder. La sieste de groupe est un black bloc à l’assaut du capitalisme. Gloire aux personnes qui se lèvent la nuit pour consulter leurs messages électroniques ou accéder à leurs données, ceux-là seront les premiers à mourir sans jamais avoir vécu. Vive la 5G très très haute vitesse. Êtes-vous dans le camp du progrès ou des Amish?
Les éveilleurs de conscience criant au peuple « Réveillez-vous! » ont tord. Arrêtez de manifester. Dormez, camarades. Reposez-vous radicalement. Sauvez la planète : roupillez. Pioncez comme Gérard Depardieu avec un jambon de Bayonne dans’ panse. Enfoncez-vous totalement jusqu’aux oreilles dans un sommeil abyssal, tuez votre conscience, abattez les petites voix, lapidez votre cadran, flinguez l’agenda, trucidez vos appareils électroniques, supprimez l’aurore, liquidez demain. La nuit est bonne et la vengeance douce pour le Dormeur du val. Faut-il s’entrainer à mourir, pour enfin dormir?
« Et j’attends le sommeil comme on attendrait le bourreau. »
Maupassant