Actualité

La torture de ne plus pouvoir rien dire

Par Claudie Gagné le 2020/09
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La torture de ne plus pouvoir rien dire

Par Claudie Gagné le 2020/09

Ne plus pouvoir évaluer l’anatomie d’une femme (poids, forme, couleur de peau, de cheveux) quand on veut. Ni invoquer la biologie hormonale d’une femme quand on considère qu’elle s’emporte un peu fort. Ni commenter la façon de conduire d’une femme quand on est pressé. Ni statuer sur la contribution intellectuelle ou professionnelle d’une femme passé cinquante ans. Ni redresser une femme pour son rire un chouia vulgaire. Ni la reprendre sur ce qu’elle sait, ou invalider ses compétences, ses idées sur la base du genre (mais qu’est-ce qu’elle dit, qu’est-ce qu’elle a, encore). Ne plus pouvoir désapprouver les choix de vie d’une femme (elle n’aurait pas dû le laisser; rester; partir; étudier là-dedans; se disperser autant; se laisser aller comme ça; la pauvresse, on dirait qu’elle fait exprès pour que ça ne marche pas).

Penchons-nous en effet sur la torture sous-estimée de devoir réprimer son avis d’expert et autres remarques constructives de race, de classe, de capacités, de statut civil ou d’âge pour le bien d’une femme; de voir bafouée sa liberté de couper la parole par souci d’efficacité omnisciente (elle avait fini, je savais ce qu’elle allait dire et de toute façon c’était trop long). Ou celle de toucher, embrasser, faire des compliments, comme avant. (Sérieusement, elle s’habillerait, marcherait, sourirait ainsi sans vouloir être touchée, embrassée, complimentée? Et ça va chipoter maintenant? On va tout le temps être ennuyé par ces hystériques et leurs délires de harpies qui ne se sont jamais remises d’avoir été changées pour une plus fraîche?)

Pourtant, « si un homme se faisait dire par un autre homme, en prison, ce qu’il se permet en tout temps de dire à une femme », selon les mots de l’humoriste Martin Petit dans la foulée de l’accusation de Gilbert Rozon, il couperait probablement court à ces comportements délicats. Seule manière de contrer l’impunité séculaire des abuseurs, on y revient : l’éducation. Mais on voudra bien y croire lorsque des hommes s’indigneront des abus commis sur des femmes devant d’autres hommes de statut égal ou supérieur au leur. Avant, c’est du pipeau.

Quand la connaissance des conditions de vie des femmes monte d’un cran ou s’élève à tout le moins au niveau de sujet dans le discours médiatique, qu’une nouvelle étape se franchit en matière de droit ou de représentation dans l’espace public, sont aussitôt ressassés les mythes de l’égalité-déjà-atteinte ou des fausses accusations, lesquelles ne représentent jamais que 3 à 8 % des plaintes d’agression sexuelle, ce qui est largement moins que ce qu’on observe pour les vols. Le premier faux argument suffit pour maintenir l’interdit de penser que les initiatives comme MoiAussi, Balance ton porc et maintenant Dis son nom ont entrepris de lever. Un changement aussi lent que nécessaire tente de s’opérer. N’empêche : Polanski a remporté le César 2020.

Mais compatissons avec les innocents qui perdent leurs contrats et dont les dérapages de frustrées en mal d’attention viennent ruiner la réputation de gagnants et entraver la pleine jouissance des privilèges!

À l’autre bout, au lieu de pavoiser, on appréhende le ressac. On sait qu’il s’agira de recourir au même procédé éprouvé : discréditer et mettre la survivante en doute. Le cadre de parole prédéfini et scrupuleusement transmis par la culture, le travail se fait presque tout seul. Devoir avoir l’air satisfaite en tout temps pour ne surtout pas donner l’impression qu’on doute, qu’on est critique ou qu’on pourrait s’opposer à la bonne marche dominante, on connaît. La première chose qu’on apprend quand on est une fille, c’est de flatter l’autre dans le sens de l’entre-soi masculin, de le protéger plus que soi-même, de lui offrir la meilleure part, de lui réserver les meilleurs morceaux. Faire comme si de rien n’était. Comme si on n’avait rien vu, rien entendu, rien senti. La perception innée des représailles enseigne à opposer une immédiate légèreté à la logique du pouvoir, à quoi l’instinct de survie et un profond sens de l’histoire nous subordonnent d’avance.

Se voir entuber ou interrompre au quotidien et tenter de prendre la parole là où on a toujours été l’intruse traduisent le non-statut féminin à l’échelle politique. La transversalité du phénomène étourdit. Or garder sa santé passe justement par la capacité de s’extraire de l’apparente singularité de la séquence invalidation/harcèlement/agression pour saisir la portée structurelle et protéiforme du programme.

On ne parle pas parce qu’on ne peut pas parler. Et si on ne le fait qu’aujourd’hui, c’est parce que c’était impossible hier. Honte ou peur; parler, on le sait, ne serait pas pour aller dans le sens du dominant, alors que la frayeur de le contredire nous a construites. Si on veut des avantages, il ne faut pas contester le système. Il faut lui donner de l’air. Viendront alors les récompenses, comme autant de miettes jetées à des meneuses de claques : criante manifestation du « syndrome de Stockholm sociétal » théorisé par Dee L. R. Graham.

Les « gagnants » s’ignorent sans doute, comme ils ignorent que rien ne les a jamais empêchés de façonner, d’interpréter et de reformuler le monde de leur point de vue. Derrière l’assurance façon Dunning-Kruger, cette appropriation spontanée des choses qui semble tellement aller de soi, cette normalité revendiquée, quelque chose manque. Une certaine conscience : appelons-la humilité ou empathie. Absence de sensibilité à l’autre qui sonne les cloches de plus en plus fort. On ne peut que s’en réjouir.

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