Non classé

Ersatz dernier cri!

Par Christine Portelance le 2019/03
Non classé

Ersatz dernier cri!

Par Christine Portelance le 2019/03

Ersatz
dernier cri!

Celui qui ne sait pas manger
ne sait pas vivre.

– Sun Simiao (581-682)

Si Werthers’Original propose des caramels sans sucre ajouté, c’est qu’il y a un marché pour ces friandises. Pourquoi diable vouloir manger des caramels quand on ne souhaite pas manger de sucre? J’ai eu le même genre de questionnement il y a des années, à Beijing, dans un restaurant végétarien fréquenté par des bouddhistes. Sur la table, les plats étaient magnifiques. Visuellement, l’imitation de canard était réussie au point que ma voisine d’en face enlevait par réflexe ce qui semblait être du gras (probablement fait avec de l’agar-agar) entourant chaque tranche. Le plat le plus réussi était le poisson (fait à partir de je ne sais quel tubercule), l’aspect, la texture, le goût, c’était à s’y méprendre. Mais pourquoi simuler l’animal avec autant de maestria au lieu de célébrer le végétal?

Après les « fake news », la « real fake meat » : le burger nouveau se fait végé. Sans… est LA tendance : sans cholestérol, sans gras trans, sans lactose… Le meilleur des pains sans gluten n’en est pas moins un ersatz. Malheureusement, on ne voit pas assez : sans pesticides, sans antibiotiques, sans cruauté, sans dégât environnemental. L’engouement pour le lait végétal entraîne une culture intensive de l’amande en Californie néfaste pour l’environnement. L’appétit pour les avocats provoque la déforestation de milliers de kilomètres au Mexique. Et si les smoothies n’étaient qu’un manger mou à la mode pour nous préparer à l’hospice du futur? On a beau y mettre toutes sortes de bonnes choses, ces mixtures ne sont que des ersatz de repas; il y manque l’amour que l’on instille en cuisinant. Nous avons l’illusion d’être un ego habitant un véhicule charnel qu’il faut alimenter en carburant alors que le corps est le JE, un corps élaboré dans la durée par ce geste humain qu’est l’acte culinaire. La vitalité nous vient d’un dialogue créateur entre l’extérieur et l’intérieur façonné par le goût.

Sur Internet, on trouve tout et son contraire : ce qu’il faut ou ne faut pas manger, pour ceci ou cela; les bienfaits de la crème Budwig comme sa condamnation; etc. On trouve aussi des recettes pour se détoxifier. Très en vogue, la détox, mais surtout très judéo-chrétien comme credo. Jadis, pour se purifier, on confessait ses péchés, maintenant on entame une cure de jus. Les retraites fermées sont remplacées par des retraites de jeûne. Il y a aussi la réaction inverse avec le culte de l’apparence : chercher à ressembler à ses égoportraits magnifiés mis en vitrine sur Instagram quitte à recourir à la chirurgie pour y arriver. Un malaise de civilisation qu’annonçait déjà l’œuvre d’une prisonnière du regard des autres, celle de Nelly Arcan, autofiction d’Isabelle Fortier.

Les TV dinners, le Jell-O, les cristaux à l’orange Tang, les préparations pour gâteau Duncan Hines, les fruits et légumes au DDT, voilà, entre autres, ce que le progrès (!) offrait à la ménagère des années 50-60. Et les Beatles chantaient : « You know that what you eat you are ». La crise de la vache folle des années 90 nous a appris que des éleveurs nourrissaient des herbivores avec des farines animales. Depuis lors, on a pris conscience qu’avec l’industrialisation de l’alimentation, on ne sait pas nécessairement ce qu’on mange. Sait-on qui on est?

Ne plus trop savoir quoi manger devant l’abondance alors que d’autres peinent à se nourrir est l’ultime polarisation. On nous rebat les oreilles qu’il faut que les riches soient plus riches pour que la pauvreté diminue; sauf que sous le règne des géants du Web, plus la richesse excessive croît, plus les démocraties s’étiolent. Les gilets jaunes ne s’y trompent pas : sans égalité, la liberté et la fraternité républicaines n’ont guère de sens. En France, les riches le sont de génération en génération; au Québec, les inégalités sont moins prononcées parce que la richesse y est récente. En guise de rejet du cirque politique, 30 % des électeurs aux États-Unis soutiennent inconditionnellement le « king du fake » parce que Trump crée l’illusion de comprendre leurs appétences et paraît donner une voix puissante à leur colère. À la vitesse où disparaît la pensée critique submergée par l’intrication des sources d’information, qu’est-ce qui nous attend après le concept crépusculaire de post-vérité? L’humain « passé date » et le post-humain à intelligence artificielle? Sapiens a-t-il une date de péremption?

Partager l'article

Image

Voir l'article précédent

Recyclage et presse écrite : le point de rupture

Voir l'article suivant

Avancez en arrière