
Ève sort de l’épicerie, cabas de jute en main. Si on l’arrêtait quelques instants pour voir le contenu de son sac, on y trouverait, notamment, du poulet, des œufs et des yogourts. Rien d’exotique, que des aliments courants. À 50 km de là, Marc, son cousin, produit du poulet et des œufs. Il voudrait bien en vendre à Ève, mais il ne le peut pas puisqu’il a déjà une clientèle locale qui lui achète les 100 poulets qu’il produit annuellement et qu’il écoule les œufs de ses 100 pondeuses directement à la ferme. Produire plus? Impossible pour Marc ou, en tout cas, impossible de le faire sans transformer sa petite production artisanale diversifiée en une production industrielle plus spécialisée. C’est qu’au Canada, la production de la volaille, des œufs et des produits laitiers tombe sous le coup de la gestion de l’offre. Une des pierres d’achoppement de la renégociation de l’ALÉNA ces jours-ci, ce mécanisme dicte les modalités de production et de mise en marché de certains produits alimentaires au pays. De manière simplifiée, on pourrait dire que la gestion de l’offre détermine qui, en quelle quantité, dans quelles conditions et à quel prix a le droit de produire certaines denrées alimentaires. Marc élève donc les 100 poulets que tout citoyen québécois peut produire sans détenir de quota exigé par la gestion de l’offre. Il faut mentionner que les modalités de production sont à géométrie variable en fonction des provinces et que si Marc vivait en Alberta, il pourrait produire 2 000 poulets et détenir 300 poules pondeuses hors quota. Une tout autre réalité! Le Québec demeure pour l’instant la province la plus restrictive en cette matière. Aux difficultés de Marc s’ajoutent celles engendrées par le monopole syndical de l’UPA qui défend le modèle agricole en place, les innombrables réglementations du MAPAQ, les règles de la Commission de protection du territoire agricole du Québec, les contraintes des certifications, etc. Bref, il n’y a rien de simple pour qui voudrait démarrer une fermette à production diversifiée dans « La belle province ».
Dessiner une enquête
C’est au cœur de ce fatras administratif que nous plonge l’enquête de Rémy Bourdillon et de Pierre-Yves Cezard, Faire campagne : joies et désillusions du renouveau agricole au Québec. Premier titre de la collection de bédéreportages « Journalisme 9 », coéditée par Atelier 10 et La Pastèque, Faire campagne a le mérite de traiter un sujet qui n’est ni simple ni particulièrement sexy dans une bande dessinée. Ce format, par la diversité des scènes qui nous sont présentées — de l’atmosphère champêtre de la ferme à l’austérité des bureaux de la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec — permet d’atténuer quelque peu l’âpreté du propos. Reste que le sujet est dense et qu’on a ici affaire à un véritable documentaire basé sur une enquête journalistique rigoureuse. Pour ce faire, les auteurs ont ratissé large, et pour cause, la multiplicité des enjeux est énorme : quotas, législation, relève, financement, etc. Le lecteur au fait de l’actualité agricole reconnaîtra d’ailleurs dans la BD plusieurs acteurs emblématiques de la lutte pour un meilleur accès aux marchés pour les petits agriculteurs : Simon Bégin, ex-attaché politique du mythique ministre de l’Agriculture Jean Garon, Roméo Bouchard, cofondateur de l’Union paysanne et Maxime Laplante, son actuel président, François Handfield de la CAPÉ, etc., tous interviewés par Bourdillon et dessinés par Cezard. Mentionnons que le titre choisi est intéressant puisque « faire campagne » renvoie à la fois à l’expression militaire et à la volonté des petits agriculteurs de créer la campagne dont ils rêvent et de la faire vivre par leurs projets. Toutefois, Bourdillon et Cezard, eux, ne font pas campagne puisque, même si on sent qu’ils prennent fait et cause pour les petits producteurs, ils ne sombrent jamais dans le militantisme béat. La multiplicité des points de vue sur les différents enjeux est bien présentée et l’on ne sort pas du livre en se disant que tout n’est que blanc ou noir. Au contraire, des jeux d’opposition au sein même de ceux qui critiquent la gestion de l’offre montrent que rien n’est simple dans cette histoire. Et c’est peut-être l’une des plus grandes forces de cet album que de montrer deux grands modèles agricoles (la production industrielle et celle à petite échelle) sans diaboliser le premier au détriment du second.
Au-delà des enjeux pour les petits agriculteurs comme Marc, c’est le droit des citoyens de bénéficier d’une agriculture de proximité qui est soulevé dans ce livre, une agriculture où ils pourraient connaître ceux qui produisent leur nourriture, de véritables fermiers de famille. C’est pour ce droit qu’il faut faire campagne.