Le vent souffle comme un déchaîné, emportant tout sur son passage et me laissant seul avec la page blanche de l’angoisse. N’aie crainte, chérie, j’ai ramassé les deux bacs dans la cour, celui des déchets et celui de la récup. Maintenant, il ne reste plus qu’à me ramasser moi-même. Ce ne sera pas facile. On dirait que mon cerveau s’embue de plus en plus, qu’il se pollue continuellement au contact quotidien de toutes les bassesses, de toutes les veuleries de l’existence. Je sais, tu me le dis souvent. Ferme la télé, prends un break des nouvelles. Arrête d’aller à tout bout de champ sur CNN pour voir ce que le grand con en chef a dit, ce qu’il a fait, quelle ânerie il a proférée, à qui il s’en est pris cette fois, les Noirs, les femmes, les journalistes, crooked Hillary. Délaisse les chaînes d’information en continu. Essaye de t’extraire de ce flux constant de niaiseries, d’imbécillités, d’accusations gratuites et mesquines, de commentaires sans fondement qui défilent sans arrêt sur ces réseaux que l’on dit sociaux. Arrête d’angoisser. Mets une sourdine à cette rumeur folle qui grommelle tout le temps entre tes oreilles, qui mine ta matière grise, tout comme notre incroyable satiété est en train de gruger des pans entiers de ces géants bleutés, ces magnifiques banquises qui s’écroulent avec fracas sans rémission dans la mer. Châteaux de cartes de notre civilisation. Tombant comme des mouches. Et venant bientôt inonder les rues de New York.
J’essaie, chérie. J’essaie. Tu me dis d’oublier tout ça et de penser davantage à la poésie. Mais à un Louis Aragon qui prétendait « chanter pour passer le temps », Jean Ferrat répondait déjà il y a quelques années : « Le monde ouvert à ma fenêtre, que je referme ou non l’auvent, s’il continue de m’apparaître, comment puis-je faire autrement? » Ce n’est pas de ma faute. Les échos de la réalité percolent de partout. Et ça annonce mal. Dieu que ça annonce mal! Et ce n’est malheureusement pas en mettant des œillères, en prétendant ne rien voir, que les choses s’arrangeront. C’est dans le silence que les démocraties s’effondrent. Pendant que notre indifférence, notre soi-disant impuissance, notre inertie et notre ras-le-bol prennent le dessus, engendrant un cynisme démobilisateur, l’érosion corrosive continue son œuvre de sape. Elle est subtile, multitentaculaire, prend des formes et des habits insoupçonnés, se conjugue de mille et une façons, emprunte des chemins de traverse qui invariablement conduisent tout de même jusqu’au seuil de notre porte. Mélanie Joly refuse de venir en aide aux médias écrits. Le fédéral effectue la majorité de ses placements publicitaires sur des plateformes qui ne paient pas d’impôts : Facebook, Instagram, YouTube. L’hebdomadaire Le Placoteux, propriété d’une coopérative, se voit forcé de mettre à pied un de ses deux seuls journalistes. Depuis plus de trente ans, il faisait un travail merveilleux, ce Maurice Gagnon, notamment pour ce qui est de la couverture culturelle des activités, artistes et organismes du Kamouraska. Tu vois, chérie, et pour ajouter à ma solitude d’écrivain, jamais plus Maurice ne se rendra chez nous, dans le fond du rang, pour m’interviewer à l’occasion de la sortie d’un de mes livres. De même, tous les villages de la côte entre La Pocatière et Rivière-du-Loup seront désormais privés des services de leur Caisse populaire. On ne laissera même pas à leur population et aux touristes de passage l’usage d’un simple guichet automatique. Bof. Et je ne dis rien de la « doctocratie » qui est la nôtre et qui soigne les membres de son clan comme une caste princière, alors que ceux et celles qui veillent sur nos vieillards ou qui essaient de maintenir la discipline dans une classe de multipoqués sont traités comme des moins que rien. Oublions aussi, après cette autre ineffable tuerie, que quatre-vingt-sept pour cent des enfants tués par balle dans le monde le sont aux États-Unis, et que seize enfants y sont hospitalisés chaque jour en raison de blessures infligées par des armes à feu.
L’hiver a été rude. Nous allons manquer de bois. Les chevreuils ont mangé la moitié des cèdres sur le terrain. Heureusement, la froidure sera bientôt chose du passé et nous pourrons d’ici peu à nouveau sortir « bras nus dans la lumière ». Je t’aime, chérie. Après tout, c’est la Saint-Valentin aujourd’hui.