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Dans la gueule du loup

Par Sean-Olivier Parent le 2017/09
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Dans la gueule du loup

Par Sean-Olivier Parent le 2017/09

À peine rentré d’un voyage de deux semaines en Gaspésie, j’ai appris par des amis que La Meute serait de passage le lendemain pour donner une conférence. D’ordinaire, je ne m’intéresse pas vraiment à ces groupes xénophobes (afin que le terme ne soit pas réduit à une simple insulte, je préfère en rappeler le sens : crainte, voire hostilité à l’égard de l’étranger), mais j’ai vu leur passage à Rimouski comme une occasion de transcender la barrière des préjugés et d’aller voir de l’intérieur ce que ce groupe avait à dire.

Arrivé sur place, je dois admettre que je me sentais un peu intimidé. Plusieurs membres de la meute montaient la garde. Ils avaient l’air d’un gang de motards en uniforme. Au total, on était entre 20 et 30 incluant quelques chefs de La Meute. Un auditoire principalement masculin qui semblait déjà conquis.

Voici pour l’essentiel le contenu de la conférence :

Les musulmans déjà immigrés sont très sympathiques, les Maghrébins sont généralement laïques et du bien bon monde. On craint cependant, parmi les réfugiés syriens, l’arrivée massive d’islamistes radicaux qui voudraient implanter la charia et produire des terroristes. Le conférencier André Pitre, qui se surnomme lui-même Stu Pitt, affirme que notre gouvernement n’applique pas ses propres lois sur l’immigration et ne protège pas sa population, insinuant qu’il fait entrer trop rapidement une foule de réfugiés sans les filtres sécuritaires appropriés.

Liberté d’expression

La liberté d’expression des citoyens qui se lèvent pour résister à la menace serait brimée par les autorités et les médias qui les dépeindraient injustement comme des groupes d’extrême droite pour les marginaliser. Stu Pitt en prend pour preuve le retrait par le maire de Rimouski de l’usage de la salle communautaire pour donner sa conférence. Le motif? Un complot des élites globalistes qui veulent faire entrer en masse de la main-d’œuvre bon marché. Les réfugiés syriens ne voudraient même pas être ici! André Pitre tient les globalistes et l’immigration de masse responsables du déclin du PIB moyen par habitant.

Fondements

Après l’événement, je me suis mis à la recherche des faits derrière les arguments de Stu Pitt pour me rendre compte qu’ils reposaient essentiellement sur des vérités tronquées, quand ce ne sont pas simplement des fabrications. Par nécessité de concision, je survolerai rapidement l’étayage de certains faits. Contrairement aux prétentions de groupes de patriotes conservateurs xénophobes comme La Meute, je n’ai pas trouvé d’information confirmant l’idée que le Canada ne respecte pas ses propres lois d’immigration concernant les réfugiés, que ce soit pour les Syriens ou les Haïtiens qui affluent à nos frontières. Selon les experts canadiens en sécurité nationale interrogés par Radio-Canada1, les réfugiés syriens admis au Canada sont soumis à des vérifications de sécurité rigoureuses de la part de l’ONU et des autorités canadiennes. Ce ne serait pas une voie d’entrée intéressante pour des terroristes.

Censure?

La liberté d’expression d’André Pitre est-elle systématiquement brimée? En fait, la Ville de Rimouski n’a fait que refuser d’être associée au discours de La Meute. Elle n’ a pas empêché le groupe de se rassembler sur le terrain du centre communautaire pour assister à la conférence. David Morin, codirecteur de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent de l’Université de Sherbrooke, est d’avis que la droite québécoise exagère avec ce discours de censure et ne manque pas d’espaces de discussions : « Il y a des manifestations qu’on est capable de tenir dans les rues, il y a des éditorialistes de droite, des radios de droite […] je ne pense pas qu’au Québec, on puisse dire que la droite conservatrice est privée de liberté d’expression2. » Cependant, ce refus de la part de la Ville sert bien le discours de victimisation et de censure.

Menace terroriste?

Qu’en est-il du risque posé par les islamistes radicaux? Joint au téléphone, Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, tient d’emblée à distinguer islamiste et djihadiste. « Les islamistes défendent la place des valeurs religieuses islamiques dans la société, un peu comme le font les conservateurs chrétiens vis-à-vis des valeurs chrétiennes. Ils s’intéressent donc particulièrement à des questions entourant le mariage, la famille, l’alimentation, etc. Ils n’emploient pas la violence, mais plutôt le lobbying, la participation aux élections et surtout des mobilisations communautaires. À l’inverse, les djihadistes sont des gens qui prennent les armes pour défendre leur vision très rigoriste et sectaire de la religion. C’est justement parce qu’ils ne convainquent à peu près personne qu’ils utilisent la violence pour imposer leur vision du monde. Nous n’avons pas de groupes djihadistes au Canada et c’est un amalgame dangereux de parler d’islamistes radicaux parce qu’on finit par confondre ces deux catégories. »

Doit-on craindre que des réfugiés commettent des actes terroristes? M. Ducol me rappelle que les deux attentats commis chez nous en 2014 l’ont été par des convertis québécois qui se sont radicalisés, de leur côté, ici même. « D’un point de vue factuel, aucun immigrant ou réfugié n’a commis d’attentat au Canada au cours des 20 dernières années. Depuis quelques années, les crimes haineux commis au Canada sont en réalité de plus en plus liés à l’extrême droite, comme en témoigne l’attentat contre la mosquée de Québec. »

D’ailleurs, cette stigmatisation constante alimente un cercle vicieux. M. Ducol craint l’escalade. « Les groupes d’extrême droite semblent présentement réagir à la menace perçue des djihadistes. Lorsque des militants d’extrème droite commettent des actes haineux, voire violents, certaines de leurs victimes risquent à leur tour de se radicaliser et vice-versa. »

La meilleure prévention, « c’est en amont, en développant l’esprit critique et en agissant sur les conditions sociales qui conduisent à se radicaliser », ajoute Ducol, et ce, quelles que soient les tendances. Interrogé plus spécifiquement sur La Meute, le chercheur nuance et reconnaît son droit de dire qu’elle a peur d’une version radicale de l’Islam, mais le danger selon lui vient de l’amalgame fait entre djihadistes, islamistes et parfois même musulmans, ainsi qu’entre la situation en Europe et ici. « Même si les dirigeants de La Meute n’appellent pas à la violence, ils génèrent de l’angoisse chez des gens qui ont moins de recul et ils peuvent finir de convaincre certains individus radicalisés qui eux n’auront pas de limites dans leurs actions. Ils ont donc une responsabilité. »

Quel risque courez-vous de mourir tué par un réfugié terroriste? Il serait de 1 sur plus de 46 millions, soit 29 fois moins que celui d’être tué par un astéroïde! (Business Insider, 31 janvier 2017)

Complot et propagande

Pour ma part, si le discours d’André Pitre paraît plus modéré que ce qu’on entend généralement de la part des groupes de patriotes xénophobes canadiens, il ne m’inquiète pas moins. À l’analyse des faits, Pitre apparaît comme un habile propagandiste qui fait passer pour raisonnable un discours xénophobe construit sur un tissu de mensonges. Lorsqu’on accepte ses prémisses et qu’on s’immerge dans ce milieu, on pénètre dans un univers parallèle où les intellectuels, les professeurs et les médias professionnels deviennent des propagandistes au service des politiciens libéraux et des gauchistes qui complotent avec les islamistes pour corrompre et assujettir la civilisation occidentale. Une fois les sources d’information rigoureuse et critique assimilées à l’ennemi, il ne reste que des canaux de désinformation fortement idéologiques pour « informer » les partisans. Dans ce remake du grand complot vieux d’un siècle, celui de la juiverie internationale alliée aux marxistes, l’idéologie l’emporte sur les faits. Soit vous êtes un patriote avec « nous » ou bien avec « eux » un ennemi de la nation qu’il faut abattre. Le débat raisonnable d’idées fondées sur des faits, prémisse de la démocratie, devient de facto impossible. 

[1]. « Sécurité : comment le Canada analyse-t-il les dossiers des réfugiés? », Radio-Canada, 17 novembre 2015, http://beta.radio-canada.ca/nouvelle/750260/refugies-syriens-verifications-securite-canada

2. Éric Gagnon, « Un chercheur considère que La Meute n’est pas victime de censure », Info-réveil, Radio-Canada, 2 août 2017, http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/info-reveil/segments/entrevue/33265/la-meute-groupe-droite-extremisme-rimouski

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