
Double irlandais et sandwich hollandais, vous connaissez? Il y a de fortes chances que cela ne vous dise rien et qu’aucun cuisinier dans votre restaurant préféré n’en ait entendu parler non plus. Contrairement à ce que cette expression semble indiquer, le double irlandais et le sandwich hollandais n’ont rien à voir avec la gastronomie, mais concernent plutôt une pratique d’évitement fiscal qui, aux dernières nouvelles, était très répandue au sein des multinationales. Google, Apple, Amazon, Starbucks, McDonald et bien d’autres dont les tentacules s’étendent à travers la planète ont été identifiées parmi les spécialistes de cette pratique. En gros, leurs agissements reposent sur le fait qu’il existe entre les pays des ententes contre la double taxation et qu’il est possible de profiter de diverses législations pour éviter de payer de l’impôt.
Dans le cas de Google, la pratique du « double irlandais » consiste dans un premier temps à vendre tous les brevets de Google USA à Google Ireland Holdings (GIH), qui en réalité est une simple boîte postale n’ayant pas d’activités en Irlande. Une deuxième filiale irlandaise, Google Ireland Ltd (GIL), a effectivement des employés et des activités en Irlande. Selon la législation irlandaise qui était en vigueur jusqu’à tout récemment, une entreprise gérée par une entité hors du territoire irlandais n’est pas imposable en Irlande. C’est ici qu’entre en jeu la composante « sandwich hollandais » du stratagème. Pour avoir le droit d’utiliser les brevets de Google, GIL doit payer des redevances à GIH. Mais les redevances payées à GIH transitent d’abord par la Hollande où siège Google Netherlands Holdings (GNH).
Pourquoi tous ces tours et détours transactionnels et comment se fait-il que Google fasse payer à ses filiales européennes des redevances sur ses propres brevets? Il se trouve que les revenus liés à la propriété intellectuelle sont exonérés d’impôt en Hollande. Mais ce n’est pas tout. En plus de passer par GNH pour l’argent des redevances, GIL peut, pour empêcher l’imposition d’autres transactions, recourir à une autre filiale de Google dans le paradis fiscal que sont les Bermudes. Enfin, en raison d’une convention fiscale entre les Bermudes et les États-Unis, l’argent acheminé de Google Bermudes à Google USA n’est taxé qu’à 4 %. Ainsi, la boucle est bouclée et tout cela est parfaitement légal. Dans le jargon du monde de la fiscalité, on nomme « montage hybride » ces opérations qui font en sorte qu’une compagnie dont le fisc du pays dont elle est originaire considère qu’elle relève du fisc d’un pays étranger A, lequel considère qu’elle relève du fisc d’un autre pays étranger B. Les grandes multinationales dont les filiales s’achètent mutuellement des brevets ou dont les revenus transitent par des paradis fiscaux avant d’entrer dans leur pays d’origine peuvent ainsi épargner jusqu’à 90 % de l’impôt qu’elles auraient normalement payé.
En plus des pratiques d’évitement fiscal décrites ci-dessus, les compagnies multinationales ont, au cours des dernières décennies, mis en œuvre des stratégies visant à cacher leurs revenus ou même à blanchir des montants acquis frauduleusement. C’est l’évasion fiscale en tant que telle. Les investissements canadiens dans les paradis fiscaux seraient de l’ordre de 300 milliards pour l’année 2015. Le scandale des Panama Papers a notamment mis en lumière l’implication d’institutions financières canadiennes. Le nom de la Banque Scotia apparaît 1 839 fois dans les documents confidentiels obtenus par le Consortium international des journalistes d’enquête. La Banque Royale est mentionnée 2 000 fois et la banque CIBC y est citée 1 347 fois. 1
Les pratiques d’optimisation fiscales ne datent pas d’hier. Cependant, l’attention médiatique et la grogne populaire sont récentes. Au Québec, l’organisme Échec aux paradis fiscaux a joué un rôle important afin d’alerter la population face à ce phénomène qui mine la solidarité et la justice sociale. Dans son livre Une escroquerie légalisée, Alain Deneault parle de la nécessité de se saisir collectivement de la question des paradis fiscaux. Au niveau international, des organismes tels qu’Oxfam ont souligné l’impact néfaste du recours aux paradis fiscaux sur les pays en voie de développement et les difficultés que cela pose en terme de lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Dans une période d’austérité et de compressions de services aux citoyens, alors que les gouvernements successifs se plaignent d’être dans le rouge, les contribuables de la classe moyenne et des classes défavorisées devraient effectivement demander des comptes aux élus. Il s’agit d’arrêter de payer plus pour moins de services alors que des entreprises qui bien souvent reçoivent des subventions et des réductions d’impôt trouvent encore le moyen de ne pas payer leur part. Les questions fiscales ne doivent plus être débattues uniquement entre experts. Les organismes communautaires, le mouvement féministe, les syndicats, les organisations étudiantes auraient avantage à mieux connaître les tenants et aboutissants du débat afin d’unir leur force pour exiger une fiscalité au service du bien commun.
1. Jean-Nicolas Blanchet, « Les banquiers ont-ils pris les élus pour des valises? », Le Journal de Montréal, 22 novembre 2015, www.journaldemontreal.com.