L’art naît à la fois dans le surgissement des formes et dans le regard qui le perçoit.
Pour célébrer son 10e anniversaire, le centre Caravansérail avait invité l’an dernier une dizaine d’artistes à transformer la salle d’exposition en un lieu d’échanges avec le public. En écoutant Bruno Santerre parler de son atelier et de la lumière qui le traverse comme le lieu d’apparition de ses œuvres, j’avais été fascinée par le rapprochement intuitif que je pouvais faire avec le concept chinois : la beauté est un apparaître-là, à la source du travail de lettrés chinois excentriques (Zhu Da, Shitao, etc.) de l’ancienne Chine. Des mois plus tard, je suis tombée sur un livre d’entretiens1 entre Yolaine Escande, sinologue, et Philippe Sers, philosophe de l’art, au sujet des affinités qu’il pouvait y avoir entre l’esthétique de l’extrême avant-garde du début du XXe siècle (Duchamp, Kandinsky, etc.) et celle de certains peintres lettrés. Mon intuition était finalement plus qu’une simple intuition.
Lorsque Caravansérail, dans le cadre de l’exposition L’atelier constellé, a invité en juin les amateurs d’art et le grand public à venir vivre l’expérience d’une installation in situ de Bruno Santerre dans l’atelier même de l’artiste, je me suis empressée de réserver une place. Le public était convié trois jours durant, entre 10 h 00 et 13 h 00, au déploiement lumineux de l’installation.
Sur le mur nord de l’atelier, deux « tableaux » : le premier, clair, est un rectangle vertical formé par la rétroprojection d’une forme de verre; le deuxième, sombre, de mêmes dimensions, est une interprétation libre à l’encre de Chine de la représentation graphique d’un trou noir. Entre les deux, sur une table couverte d’un miroir, un objet de verre sur un transparent bleu.
Le soleil entre tranquillement par un puits de lumière, se pose sur le premier tableau, l’envahit petit à petit jusqu’à en épouser parfaitement le contour. L’image projetée disparaît. La lumière efface la lumière, à grands traits, car le plus surprenant est la texture induite par les défauts du verre : on jurerait de la peinture appliquée à grands coups de spatule. Le deuxième tableau est recouvert d’un rectangle de lumière venue d’un deuxième puits.
Le temps suivant son cours, les rectangles lumineux quittent peu à peu les tableaux et se tordent vers la droite. En touchant l’objet de verre sur la table, la lumière se diffracte, se décompose : les couleurs du spectre se déplacent vers l’horizontale jusqu’au deuxième tableau et semblent même se glisser sous le papier du lavis comme si elles devenaient la cause de son ondulation. Le mouvement de la lumière fait apparaître sur le mur, entre les tableaux, une forme sphérique évoquant un globe oculaire à la pupille bleue. Le tout aura duré un peu plus de deux heures. Si les œuvres précédentes de Santerre étaient les traces d’une expérience d’atelier, cette fois l’artiste nous offrait l’expérience tout entière.
Le public est souvent décontenancé devant l’art actuel. Lorsqu’on ne peut plus dire « c’est beau », ou admirer des prouesses de dextérité, quoi penser alors? Trop souvent, en ne trouvant pas le « sens » de l’œuvre, on conclut qu’elle n’en a pas. Est-ce la faute de l’école si collectivement on ne sait guère apprécier les œuvres d’avant-garde au-delà de l’impressionnisme? Est-ce donc si compliqué d’enseigner que certaines œuvres sont les traces d’une expérience que l’artiste cherche à partager par résonance intérieure? Il est plus facile d’enseigner à performer dans un sport. Certes. Pourtant, l’art (peintures corporelles, bijoux, ornements funéraires, etc.) a souvent servi à distinguer dans l’évolution primates humains et non humains : aurait-on perdu le fil rouge?
Il est dommage que l’excellente rétrospective au Musée de Rimouski de Mathieu Beauséjour — artiste anarchiste depuis 20 ans — s’est terminée le 7 septembre; j’aurais aimé que les écoles de la région puissent en profiter, mais La révolte de l’imagination est peut-être trop subversive. Quoi, l’art peut être subversif? Dangereux, dangereux, surtout lorsqu’on croit, comme les jeunes libéraux, que le principal mandat d’un système scolaire est de fournir une main-d’œuvre conforme aux exigences du marché qui, lui, affectionne les consommateurs sans états d’âme.
1 Philippe Sers et Yolaine Escande, Résonance intérieure, Klincksieck, 2003, 226 p.