
Dans cette nouvelle section, le rédacteur en chef du Mouton Noir, Marc Simard, partage avec les lecteurs ses coups de gueule, des textes coup de cœur de collaborateurs et encore plus…
Cette semaine, il vous propose un texte de Julie Francoeur de Rimouski sur le modèle de l’agriculture familiale.
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Dans le numéro de mai-juin sur l’agriculture québécoise, j’ai présenté un court article sur l’autonomie des fermes familiales au Québec. J’y écrivais que la ferme québécoise est « familiale » pour le demeurer. C’est précisément à travers la notion d’auto-exploitation que j’expliquais la persistance des fermes familiales là où, comme au Québec, il reste possible pour des entreprises capitalistes (Cargill, Nestlé, etc.) de maximiser leurs intérêts propres en tirant profit de la capacité des familles d’agriculteurs à travailler plus longtemps, à vendre à des prix moins élevés, à se passer de surplus net et à continuer d’exploiter leurs terres bon an mal an.
C’est un fait assez bien établi. Les exploitations familiales peuvent supporter des coûts associés à la production économique et à la reproduction sociale moins élevés que ceux, moins compétitifs, des exploitations capitalistes. À l’occasion du sommet nord-américain de l’Année internationale de l’agriculture familiale (AIAF) 2014 les 7 et 8 avril derniers, Marcel Groleau, l’actuel président de l’UPA, a lui-même insisté sur ce fait : l’agriculture familiale est l’une des plus performantes au monde. « Elles (les fermes familiales) s’investissent énormément et elles font preuve d’une grande résilience, même quand ça va mal », aurait-il ajouté à cette même occasion.
Dans son Rapport sur le développement dans le monde 2008, la Banque mondiale reconnaissait pareillement la haute performance de l’agriculture familiale. Plus raisonnablement, elle identifiait la petite agriculture comme voie de sortie de la pauvreté et reconnaissait par là sa contribution à la réalisation de l’objectif de développement pour le Millénaire1. La reconnaissance par la Banque mondiale de la fonction sociale de l’agriculture correspondait à un tournant dans l’histoire de l’humanité : le basculement d’un monde rural à un monde urbain, tel qu’il fut souligné par les Nations Unies dans son Rapport 2006/2007 sur l’état des villes dans le monde.
À l’échelle mondiale comme au Québec, le modèle de l’agriculture familiale prévaut encore largement. Elle continuerait en effet de rassembler 1.2 milliards d’individus dans le monde (répartis sur 500 millions de fermes). Bien qu’elle demeure largement « familiale », cette agriculture n’a cependant, dans la grande majorité des cas, plus rien de paysanne. Ordonnée par des entreprises d’amont (l’agrofourniture) et d’aval (l’industrie et la distribution agroalimentaires), elle doit lutter pour l’autonomie qui l’a traditionnellement définie.
De quoi parle-t-on, alors, quand on parle de fermes familiales ? J’ai déjà souligné que, dans son acception la plus large, le terme « ferme familiale » confond les exploitations agricoles familiales de propriété, les exploitations gérées par des familles et des exploitations dont la main-d’œuvre est familiale. Dans les faits, ai-je écrit, certaines fermes familiales cumulent les trois caractéristiques, d’autres non.
S’il demeure justifiable sur le plan analytique (les fermes « familiales » existent), le concept d’agriculture familiale apparait ici problématique. En un mot : l’agriculture familiale semble plus insaisissable que jamais. Que se cache-t-il derrière nos statistiques sur l’agriculture familiale ? De quelles fermes familiales parle-t-on ?
L’« erratum » en question
L’article auquel j’ai fait référence fait mention que 84 % des fermes québécoises sont toujours exploitées par leurs propriétaires. Il aurait été plus juste d’y lire que 94 % des fermes québécoises sont toujours exploitées par leurs propriétaires.
Selon le Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, les agriculteurs québécois sont, dans l’ensemble, propriétaires à 84 % des terres qu’ils exploitent2. Or, si la terre et les bâtiments qu’elle abrite constituent effectivement le principal moyen de production de l’agriculture3, on ne saurait toutefois confondre la mesure des terres avec celle des fermes. Au Québec, on observe par ailleurs de profondes différences dans la taille des exploitations, et donc dans leur valeur relative sur le marché.
L’« erratum » porte donc à réflexion : comment, dans ce contexte, conceptualiser la ferme familiale de façon à en donner une mesure juste ? Les avis varient.
Pour le président de l’UPA, c’est environ 95% des fermes québécoises qui sont des entreprises familiales. Le syndicat se dit par ailleurs engagé vis-à-vis de ces fermes, dont il promeut activement le développement. Un récent mémorandum de collaboration avec l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), signé le 15 octobre 2012, renouvelait l’engagement du syndicat en faveur d’une agriculture familiale performante, économiquement viable, socialement solidaire, équitable et durable, structurée au sein d’organisations professionnelles et insérées dans le marché4.
Du côté de l’Union paysanne, la ferme familiale de l’UPA apparait comme une imposture. Sur le site du syndicat agricole citoyen, on réfère à un article de Roméo Bouchard qui parle d’un terme élastique; pour lui, « les vraies fermes paysannes familiales ne dépassent sans doute pas 5000 (sur près de 30 000 exploitations recensées) »5. Semblable écho du côté de l’ex-ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, Jean Garon (1976-1985), qui a récemment déclaré que l’UPA est le plus grand ennemi des fermes familiales au Québec.
De l’autre côté de la frontière, aux États-Unis, le Département de l’Agriculture (USDA) estime qu’environ 96 % des exploitations américaines sont des fermes familiales, entendant par là toute exploitation agricole constituée en entreprise individuelle, en société de personnes ou en corporation familiale. Les exploitations familiales y excluent les corporations non familiales et les coopératives ainsi que les exploitations gérées par des salariés. Un semblable calcul, pour le Québec, chiffrerait à environ 94 % la proportion de fermes familiales, selon les données brutes issues du dernier recensement de l’agriculture (2011).
On pourrait certainement multiplier les exemples de mesures voisines ou contraires. On pourrait ainsi se référer à un indicateur de nature plus compréhensive et interroger la perception qu’ont les agriculteurs de leur propre exploitation. On apprendrait alors qu’au Canada, 97 % des entreprises agricoles se déclarent comme entreprises familiales. Une proposition plus audacieuse encore nous viendrait de Paul Langelier, directeur par intérim d’UPA Développement international (UPA DI), qui estime que le problème de la ferme familiale pourrait se résoudre sur la base des valeurs qui lui sont propres. Le défi consisterait alors à évaluer la passion pour la terre, la détermination à vouloir en vivre, l’attachement à la famille, l’importance accordée à la solidarité et une vision du bien-être qui dépasse le seul côté économique pour englober aussi une liberté effective de choix et d’action6. L’expérience montre cependant que les efforts réalisés en ce sens seraient vains.
L’objectif ici n’est pas de recenser l’ensemble des façons d’appréhender la ferme familiale, mais simplement de se saisir de l’occasion créée par un « erratum » pour approfondir une réflexion déjà existante sur l’agriculture familiale et sur les différentes façons de l’aborder. On comprend que le défi actuel consiste à s’entendre sur un indicateur qui décrit ce qu’il prétend décrire et qui autorise des comparaisons dans l’espace et dans le temps. Toute mesure d’un phénomène dépend de la manière dont il est conceptualisé. À l’heure actuelle, l’agriculture familiale apparait davantage comme un thème fédérateur pour le discours que comme un concept opérationnel pour l’action. Ainsi, s’il rend possible un certain dialogue, le concept permet difficilement d’organiser une veille adéquate sur le plan statistique et de coordonner l’action en faveur des fermes familiales. L’agriculture familiale reste une notion floue, malléable; bref, sujette à des différences d’appréciation. Aussi observe-t-on qu’elle sert souvent de paravent de vertu à une agriculture qui, dans les faits, répond de moins en moins aux attentes d’une société en mutation et, donc, aux critères de l’acceptabilité sociale.
- L’objectif de développement pour le Millénaire consiste à réduire de moitié d’ici 2015 la proportion de la population vivant dans l’extrême pauvreté et souffrant de faim chronique.
- Se référer à la Politique de souveraineté alimentaire du Québec, disponible en ligne au http://www.mapaq.gouv.qc.ca/fr/Publications/Politique_Souverainete_alimentaire.pdf
- En 2012, les terres et les bâtiments représentaient en effet près de 80 % de la valeur totale du capital des fermes québécoises, contre 14 % pour les machines et le matériel et 6% pour le bétail et la volaille.
- http://www.upa.qc.ca/Nouvelle_publication/Entente_historique_entre_l_Union_des_producteurs_agricoles_et_l_Organisation_
des_Nations_Unies_pour_l_alimentation_et_l_agriculture_14961.html - http://www.unionpaysanne.com/actualites/728-2014-l-annee-internationale-de-l-agriculture-familiale-a-la-sauce-de-l-upa
- http://www.upa.qc.ca/SiteWeb_UPA/documents/DCVS/PageAgricultureFamToujursVraie/PDF/Cahier%20TCN%20.pdf