À la lecture de cette magnifique BD intitulée Voyage aux îles de la Désolation me sont survenues une foule de questions doublées de l’émerveillement procuré par le sublime et la puissance des images de nature qu’elle renferme.
Jadis, on appelait îles de la Désolation les petites îles inhospitalières sises au sud de la Réunion : Amsterdam, Crozet, Saint-Paul, incluant Kerguelen, la plus grande, aussi étendue que la Corse et qui se déroule en une spirale d’îlots. Ces îles sont quelque part à la frontière de l’océan Indien et de l’océan Antarctique, là où la température de l’eau passe de 25 à 6 degrés et où sa couleur de bleu outremer vire au gris métallique.
Lepage rêvait depuis son enfance des Kerguelen. Elles ont excité et piqué son imaginaire par le biais de ses lectures : Jules Vernes, Edgar Alan Pœ. Déjà, L’étoile mystérieuse lui donna ce goût indéfectible d’être de l’équipage d’un navire scientifique. Son rêve se réalise.
Voyage aux îles de la Désolation évoque donc le récent périple du bédéiste Emmanuel Lepage1 en ces îles australes de l’océan Indien. L’album fait près de 160 pages qui nous amènent là, dans les TAAF (les terres australes et antarctiques françaises), rapportant chacun des 30 jours de l’expédition du Marion Dufresne, le navire de ravitaillement des travailleurs des centres de recherches de ces îles lointaines et qui assure aussi la rotation des équipes de travail pour plusieurs mois. C’est le cordon ombilical des terres australes, un magnifique navire à la fois paquebot pétrolier, porte-conteneurs et navire océanographique. Et Lepage le dessine parfaitement.
Son carnet de croquis cerne la vie de l’équipage et de ces gens du bout du monde présents de longs mois dans les centres de recherche. Il dépeint leurs rapports et ce dont leur humanité est capable dans cet autre monde du bout du monde : ténacité, courage, travail ; mais aussi au-delà de l’humanité, force et étrangeté de la nature.
Ce magnifique livre, au dessin raffiné, au trait fin et puissant, est ponctué de splendides illustrations en couleurs réalisées à l’aquarelle, souvent pleine page pour donner une certaine justesse aux Kerguelen, les dernières îles découvertes, à ses multiples tentatives de colonisation et au drame des oubliés de l’île Saint-Paul et de Tromelin, l’île de Sable, abordée au départ de l’aventure.
Le côté social du journal est intéressant. Il présente chaque membre de l’équipage, définit leurs fonctions, cerne leurs relations. Par exemple, il décrit chez les résidents les jeux de mots et leur fonction d’assurer la cohésion et l’adhésion au tissu social. Par exemple, un lapin se dénomme un b.l.o., c’est-à-dire une bête à longues oreilles.
Le côté scientifique du journal est tout à fait captivant. On y apprend que les mouches sont devenues aptères. Incapables de voler dans les vents intenses, leurs ailes sont devenues inutiles. Pourtant, c’est tout de même le vent qui les pousse en l’air. Elles se seraient adaptées en déplaçant l’énergie de leurs ailes vers la production de la graisse leur permettant de mieux résister au froid… Les pucerons, au moment de la reproduction, ont pour repaire ordinaire la chute des feuilles automnales. Introduits là-bas avec les tomates, dans un milieu où les arbres sont absents, les pucerons se sont adaptés en se reproduisant par clonage naturel. De ce fait ils n’évolueront plus.
Une politique ferme liée à la nostalgie d’un état originel exige des actions radicales. La culture de légumes, de fruits et l’élevage sont interdits. Il demeure encore des espèces introduites par les colons du début du XXe siècle, tels cervidés, lièvres et vaches. Ces dernières introduites il y a plus de 120 ans, bien qu’elles représentent un patrimoine génétique rare par le fait qu’elles ont vécu loin de tout autre cheptel, font l’objet d’une extermination. Le piétinement des 320 vaches que compte l’île détruit la flore endémique, écrase les terriers de pétrels et menace d’extinction les grands albatros d’Amsterdam. Cette décision suscite de nombreuses polémiques.
L’amateur de récit d’aventures authentiques, à l’instar de l’étudiant et du professeur de l’Institut maritime, du chercheur de l’ISMER, sera subjugué, impressionné et ravi par la rigueur documentaire, la puissance des images, l’intensité des situations, la psychologie des personnages face à l’extraordinaire de ces îles qui excitent l’imaginaire. Les gens du domaine des arts seront tout aussi éblouis devant cette puissante restitution du monde fascinant qu’est ce monde aux confins du monde.
1.Emmanuel Lepage est un dessinateur au talent immense, sans conteste l’un des plus brillants créateurs de la nouvelle BD française. On lui doit Muchacho, son chef-d’œuvre, le parcours d’un jeune séminariste au Nicaragua qui va se trouver confronté à des relations sociales très difficiles et à la découverte de sa propre sensualité ; Névé, le questionnement d’un adolescent découvrant son homosexualité ; La Terre sans mal, l’exode tragique d’une poignée de primitifs en Amazonie. Toutes ces BD ont démontré son habileté à restituer les émotions avec intensité et à rendre avec originalité et force le sublime de la nature.