Champ libre

Buvant du thé Long Jing «Puits du Dragon»

Par Christine Portelance le 2010/10
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Champ libre

Buvant du thé Long Jing «Puits du Dragon»

Par Christine Portelance le 2010/10

Bouba est assis sur le Divan comme un vieux bhikku déchiffrant les idéogrammes de Li Po,
avec Miz Suicide à ses pieds buvant chacune de ses paroles. […] – Tu dois d’abord apprendre, explique Bouba, à respirer le thé.

Dany Laferrière, Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer (1985)

longtemps il se promène, à la poursuite des astres
chevauchant un dragon volant dont les oreilles soufflent le vent
il franchit les fleuves, les mers et rejoint le ciel
Je sais, son cœur voyage, sans limite.

Li Po, extrait du poème « Chant pour Yuan Tan Chiu », dans Li Po buvant seul sous la lune (1999)

On ne peut imaginer d’image plus taoïste que celles d’Immortels volant de nuage en nuage ou chevauchant un dragon. Dans la culture occidentale, le dragon est plutôt une créature maléfique crachant le feu que les preux chevaliers devaient terrasser. En Chine, cet animal mythique volant est comme la nature, parfois bénéfique, parfois dangereux. Relié à la puissance du ciel, le dragon détient, entre autres, le pouvoir de faire tomber la pluie. C’est une force yang qui nourrit la Terre, yin.

Ce grand thé de Chine, un des plus connus, dont les théiers poussent à l’ouest de Hangzhou, dans la province du Zhejiang, près du lac Xihu, est issu d’une seule récolte par année. Pour l’origine de son nom, les légendes pullulent, mentionnons celle du rocher en forme de dragon d’où jaillit une source découverte par des prêtres taoïstes. Victime de sa popularité, il est maintenant cultivé ailleurs que dans son terroir d’origine; aussi, l’authentique Long Jing est aussi rare que les faux sont nombreux. Or, le thé, comme le vin, dépend du terroir, car, tout comme les cépages de pinot noir qui poussent dans le Nouveau Monde ne peuvent donner de vins de Bourgogne, les théiers transplantés ailleurs connaissent des mutations.

Contrairement au voluptueux Biluochun, dont il a été question dans la chronique précédente, le Long Jing m’apparaît comme un thé plutôt cérébral; il va de la tête au cœur, idéal pour la lecture, la méditation ou encore avant une séance de Tai Qi ou de Qi Gong. Il est également le bon compagnon de conversations entre amis. Si le Long Jing induit une clarté de l’esprit, c’est qu’il contient de la caféine en quantité non négligeable1; mais s’il procure une sensation de calme, c’est que les tanins du thé (comme dans tous les thés verts) ralentissent le métabolisme de la caféine qui, au lieu d’activer le muscle cardiaque, se diffuse lentement dans le système nerveux.

En compagnie d’une amie calligraphe, j’ai eu le plaisir de comparer un Long Jing Shifeng (Pic du Lion) de la maison Camellia Sinensis, acheté à Montréal, et un Long Jing Mejiawu de la maison Endora, acheté à Paris. Deux thés d’appellations contrôlées2.

Le Long Jing Shifeng a une liqueur dorée, au nez végétal, avec en bouche un goût de noix de Grenoble et une légère acidité que, chez Camellia Sinensis, on qualifie de « goût de compote de rhubarbe ». Un thé que je « pratique » avec grand plaisir depuis plusieurs années, mais je dois admettre qu’il faut une certaine expérience de dégustation de thés verts pour en goûter la subtilité. Mon invitée, je l’avoue, n’a pas été impressionnée outre mesure. Assises dans mon petit pavillon de thé au fond de la cour, tout en bavardant, on s’est refait une deuxième infusion qui s’est révélée tout aussi bonne que la première. Puis, on est passé au Long Jing Mejiawu…

Dès la première gorgée, j’ai vu dans les yeux de mon invitée une lueur d’étonnement et un plaisir gourmand. La liqueur d’un or aux reflets verts ajoute à ses notes végétales, à son arôme de noisettes, une saveur de châtaignes grillées et présente une belle longueur en bouche tout en douceur.

Ma surprise est tout aussi grande. Je le déguste à petites gorgées comme un bonheur dont on sait qu’il a une fin.

Nous avions gardé dans de petites coupelles un peu de l’infusion du thé précédent, pour comparer. En reprenant une gorgée : une sensation d’astringence, un goût âpre totalement indécelable à la première dégustation. Revenant à la tasse de Long Jing Mejiawu, nous retrouvons cette douceur en bouche qui semble ne plus finir. À Paris, il m’avait été impossible de goûter au préalable à ce Long Jing Mejiawu, et je ne l’avais acheté que sur la bonne foi de l’importatrice chinoise qui m’assurait que, vu la rareté de ce thé, il était impossible de s’en procurer en Amérique. Force est de constater que le thé, comme le vin, se boit en gardant le meilleur pour la fin.

Nous avons bu trois ou quatre infusions des mêmes feuilles sans que le plaisir ne s’estompe. En tournant les pages d’un ouvrage sur l’art chinois de l’écriture, en y admirant les calligraphies, en lisant à haute voix certains passages pour un plaisir partagé. Cet ouvrage3, abondamment illustré, écrit par un sinologue érudit, explique pas à pas comment l’art de l’écriture en chinois – comme art du souffle, du Qi – constitue une exploration de l’espace extérieur à partir de l’expérience corporelle, de l’espace du dedans. Chaque caractère chinois tracé se tient comme un corps dessiné par le souffle guidant le pinceau de l’artiste calligraphe, chaque caractère est mouvement. Des rapports sont faits avec la musique. Et les images chinoises sont soutenues dans le texte par une comparaison des recherches en art occidental menées beaucoup plus tard par des Giacometti et des Matisse.

Les pages tournent, le soleil penche vers l’ouest sans que la douceur de l’été ne disparaisse. Et je me prends à penser que cette communion de lecture ressemble à ce qu’en Chine traditionnelle on appelait une rencontre entre amis du thé. Dans l’ici, maintenant. Sans plus.

Pour ceux et celles qui ont envie de s’initier au Long Jing, la boutique Bonté divine à Rimouski offre un Long Jing qui, sans être un grand cru, est un thé du Zhejiang fort respectable, et à un prix très abordable4.

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Notes :

1.    Ce thé vert contient beaucoup moins de caféine qu’une tasse de café, mais il contient aussi des catéchines ayant un effet protecteur contre le cancer.
2.    Le prix chez Camellia Sinensis, 26,00 $ pour 50 g; chez Endora, 50 euros pour 50 g : aussi cher qu’une très bonne bouteille de vin, certes, mais une bouteille ne dure que le temps d’une soirée, alors que 50 g de thé permet une bonne quinzaine de dégustations.
3.    Voir Jean-François Billeterre, L’art chinois de l’écriture, Genève, Skira, 2005.
4.    Soit 10,00 $ pour 50 g.

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