Vous est-il déjà arrivé de croiser quelqu’un qui vous ressemble physiquement comme deux gouttes d’eau ? Vous pensez sûrement que c’est une situation exceptionnelle, réservée presque exclusivement aux vrais jumeaux. Pourtant, voilà une situation à laquelle nous sommes souvent confrontés dans la nature, disent les biologistes…
Certaines espèces animales et végétales se ressemblent tellement qu’elles sont depuis toujours confondues. Même pour l’oeil scrutateur des scientifiques, elles sont cachées sous une même identité. Ce type d’espèces confondues en raison de leur grande ressemblance est maintenant connu sous le nom d’espèces cryptiques. Dans son sens large, ce terme englobe autant des espèces exploitées commercialement, tel le groupe d’esturgeons confondus sous le nom d’esturgeon russe, que des espèces nouvellement découvertes, telle une multitude de grenouilles arboricoles des forêts tropicales. Depuis une quinzaine d’années, les biologistes réalisent qu’il y a des espèces cryptiques dans tous les écosystèmes de la planète, au moins en ce qui concerne le règne animal.
Comment distinguer ce qui est identique pour les yeux ? En utilisant la génétique, un outil récent des écologistes qui permet de vérifier les liens entre des espèces, même lorsqu’elles ont des corps à tous points de vue identiques. Prenons l’exemple de populations qui ne partagent pas du tout les mêmes variantes de certains gènes indicateurs. Des études approfondies permettent souvent de constater que ces populations ne partagent également aucun ancêtre récent. À partir de là, les biologistes peuvent découvrir que ces populations ont des habitudes de vie, des comportements ou des capacités physiologiques différentes, voire qu’elles ne peuvent pas se reproduire entre elles. Tous ces indices les amèneront à postuler qu’ils ont affaire à des espèces bel et bien distinctes.
Pourquoi s’y intéresser ?
Pourquoi est-il important de bien distinguer des espèces cryptiques ? Tout simplement pour les mêmes raisons pour lesquelles il est important de distinguer des espèces tout court ! Plus qu’un simple changement de nom pour les biologistes, la découverte d’espèces cryptiques peut avoir des impacts très concrets dans plusieurs domaines de la vie humaine.
Parlez-en aux gestionnaires responsables de la lutte contre la malaria ! Cette maladie causée par un parasite est transmise aux êtres humains par des espèces de moustiques identiques à d’autres totalement inoffensifs pour l’homme ! Cette information permet aux gestionnaires de mieux cibler les efforts de lutte sur les espèces vraiment problématiques.
L’impact du phénomène des espèces cryptiques est aussi important pour la conservation des espèces. Découvrir qu’une espèce en danger correspond en fait à plusieurs espèces cryptiques montre que nous avons affaire à des populations plus petites et davantage en danger. De plus, il est possible que ces espèces nécessitent des mesures de conservation particulières, surtout si elles ont des habitudes de vie différentes et occupent des territoires distincts. Si des mesures de réintroduction sont prévues, il faudra également s’assurer que les individus de la population à protéger sont effectivement capables de se reproduire avec les nouveaux arrivants.
La médecine tire elle aussi avantage de l’identification adéquate des espèces cryptiques. Par exemple, plusieurs groupes de serpents venimeux, tels les vipères et les cobras najas, possèdent des espèces cryptiques qui n’ont pas encore été bien décrites. Comme les venins de ces serpents peuvent varier grandement même entre des congénères de différentes régions, identifier correctement l’espèce et la provenance du serpent peut fortement améliorer les chances de réussite d’un traitement antipoison. Dans la même veine, les espèces cryptiques constituent probablement une pharmacopée encore sous-exploitée par l’industrie pharmaceutique. En effet, certaines plantes et certains animaux utilisés pour la production de médicaments font partie de groupes d’espèces cryptiques. Il existe donc une possibilité pour que des variantes de médicaments déjà connus ou même de nouveaux médicaments soient tirés de ces espèces jumelles.
Plusieurs questions restent toutefois en suspens. Comment des espèces peuvent-elles être distinctes tout en ayant des formes qui semblent identiques ? Quel impact a le phénomène des espèces cryptiques sur nos estimations de la diversité du vivant ? Les recherches sérieuses sur ce phénomène s’annoncent prometteuses, mais sont encore dans leur enfance. En attendant, comme pour les autres aspects méconnus de la biodiversité, je pense que la meilleure carte à jouer pour les gestionnaires confrontés à des espèces cryptiques est celle de la prudence et de la patience.
L’auteur est étudiant au doctorat en biologie à l’UQAR.