Pourquoi le sort s’acharne-t-il ainsi sur les plus faibles et les plus démunis ? Pourquoi la terre tremble-t-elle sous les pieds de ceux et celles qui auraient tellement besoin au contraire qu’elle se raffermisse, que leur destin s’érige enfin sur du concret, que leur avenir se fonde une fois pour toutes sur du solide ? Terre ingrate, faille sans âme, on aurait plutôt souhaité que des geysers d’eau potable se mettent à gicler spontanément de ton sein, que des millions d’arbres surgissent du creux de tes entrailles, qu’une végétation folle envahisse ces coteaux décharnés où la vie n’a plus de prise, où la pluie ruisselle emportant la plus infime parcelle d’humus et noyant dans la boue ce qui déjà ne subsistait qu’à peine, coincé entre la mer et les montagnes.
Haïti ! Haïti ! Et maintenant, des villes anéanties, des millions d’humains naufragés errant hagards, au hasard de ces rues où la vie s’est défaite, des âmes sinistrées longeant les débris où les appels de détresse ont fini par se taire, un immense coeur créole qui palpite à nu sous les yeux stupéfaits d’une planète qui, pour combien de temps encore, vibre aux élans de la compassion et de la fraternité.
Tourner l’enfer dans la plaie. Après que les Arawak, peuplade d’origine, eurent été exterminés par les Blancs ; après que ces superbes conquérants eurent conçu la brillante idée d’aller arracher à leurs terres natales des femmes et des hommes libres pour en faire des esclaves – six ou sept ans, la durée de vie utile d’un esclave, après quoi on en dispose, comme d’un briquet aujourd’hui : l’humanité jetable après usage – ; après l’emprise des nations étrangères qui telles des vampires insatiables s’installent sur leur proie et en sucent le sang jusqu’à la dernière goutte, décimant une nation exsangue qui ne parvient plus à irriguer les veines de sa propre survie. Après la main mise cruelle des macabres despotes engendrés par l’île elle-même, après les exactions des macoutes de Duvalier et les milices d’Aristide…
Haïti ! Haïti ! Tu es parvenue à faire les manchettes pendant au moins deux bonnes semaines, les chaînes de télé du monde entier ont été rivées sur ton malheur vingt-quatre heures par jour, les grands de ce monde s’apitoient sur ton sort, ils dépêchent leurs armées, déboulonnent leurs coffres-forts, conviennent d’effacer ta dette, évoquent un nouveau plan Marshall. L’humanité se retrousse les manches. Certains prétendent que c’est là l’occasion rêvée pour tout reconstruire sur de nouvelles bases, pour enfin éradiquer cette pauvreté endémique où a sombré la Perle des Antilles. Pauvre Haïti, à ta place, je me méfierais. Il y a un an à peine, on parlait le plus sérieusement du monde de réformer le capitalisme, de mettre au pas toutes ces institutions crapuleuses qui n’ont pour seul credo que le profit et qui ont mené au bord du gouffre financier la presque totalité de la planète.
Ô Haïti ! Haïti ! Nous sommes aussi des millions et des millions, de simples citoyens, du monde ordinaire, à avoir réagi à ta douleur, à avoir consenti à sacrifier une part infime de nos avoirs pour que cette plaie vive qui inondait nos écrans trouve un baume le plus rapidement possible. Mais j’ai peur, là encore. Au nombre des choses que notre mémoire parvient à occulter le plus rapidement, le malheur des autres a toujours occupé une place de choix. Les caméras sont déjà sollicitées ailleurs : séismes et catastrophes, naturels ou non, frappant d’autres continents, Super Bowl, Jeux olympiques ; dans le marché du spectacle, le cataclysme haïtien aura occupé l’avant-scène bien assez longtemps, on aura accordé bien assez de prime time à cet « événement ». Lorsque les manifestations les plus spectaculaires de l’horreur se dissipent, les satellites et autres antennes paraboliques mettent bien peu de temps à migrer vers d’autres contrées.
Haïti ! Haïti !
Mon compte Visa m’est arrivé cette semaine. Sur le relevé des transactions courantes, j’ai noté le nom d’un fournisseur qui m’était inconnu. « Redcross-Atlantic ? Qu’est-ce que c’est ça ? Est-ce que j’ai été victime d’une fraude ? Quelqu’un aurait cloné ma carte ? » Je m’apprêtais à remuer mer et monde, à appeler la maison mère, à mobiliser le quartier général, à composer illico le 911 ou le 1-800 363-4345, et la lumière s’est soudainement faite dans ma petite cocologie : « Ah oui, c’est vrai, c’est vrai, c’est pour le tremblement de terre. C’était pour Haïti… »