L’art présente cette propriété exclusive de créer un espace imaginaire, un espace distinct de la réalité où le temps est suspendu et l’espace escamoté. L’imaginaire convie le spectateur à s’échapper un temps de la réalité. C’est d’ailleurs pourquoi nous parlons d’un espace imaginaire, peuplé de personnages et de situations qui se rattachent au réel. Il s’en distingue néanmoins par sa matérialité qui est en quelque sorte transcendée. De plus, il délimite ce qui ne peut se retrancher du réel et ce qu’il faut lui ajouter. La réalité peut bien tout se permettre, même les œuvres d’art, mais celles-ci et la fiction ne le peuvent pas. L’imaginaire doit demeurer crédible.
C’est plus fort que nous, nous aimons nous faire raconter des histoires. Je pense aux contes que lisent les parents à leurs enfants, le soir, au dodo, pour les aider à s’endormir, mais pour aussi les aider à voir et à comprendre la réalité et ainsi leur permettre de mieux y faire face. Je pense aussi à la BD qui donne de la couleur à loisir, même la BD en noir et blanc de nos quotidiens, avec son humour. Il y a les images qui ornent et décorent nos murs, les architectures qui ont apprivoisé l’espace. Il y a de la musique partout, du supermarché au cabinet du dentiste en passant par l’ascenseur, pour élever notre âme et nous adoucir. Les chansons nous dégourdissent, les airs que l’on fredonne témoignent de notre gaieté. Les mélodies nous rassurent, elles nous habitent en nous motivant. Il y a aussi nos vêtements, nos véhicules qui se donnent des airs de beauté. Nos parures brillent. Cette rutilance est la clameur du monde. Elle rythme la réalité.
Cet espace imaginaire se constitue de manière différente selon les formes d’art et leurs matériaux. Par exemple, au théâtre, la scène où jouent les acteurs dresse l’espace à la manière d’un socle supportant une sculpture qu’un éclairage habile met en valeur. Les feux de la rampe effacent tout l’espace environnant pour cibler l’imaginaire. Pour inventer le sien, le cinéma emprunte au théâtre la salle obscure et projette le film tourné sur le plateau. La peinture nous invite en délimitant le cadre d’une fenêtre dans laquelle l’objet visé et exposé est exhibé. Cette création de l’image est fondamentale au théâtre et au cinéma et aussi à la BD. Cette dernière procède comme la peinture. À l’instar de la peinture, elle veut attirer le spectateur et le suspendre à son espace. Cependant, elle doit de plus penser à le pousser dehors à la poursuite de l’image suivante pour déployer la séquence. C’est la magie de la tapisserie : celle de Bayeux raconte tout une histoire.
Vient tout juste de paraître le dernier mouvement de la série de bandes dessinées intitulée Quintett, orchestrée par le scénariste Frank Giraud avec la complicité de cinq dessinateurs (un par tome). Cette ultime partition nous fait retrouver à Paris, 15 ans après, les membres du quintette de jazz qui se produisit dans la ville de Pavlos en Macédoine, durant la Première Guerre mondiale (automne 1916), où étaient stationnés des militaires français. Chacun des musiciens vécut une histoire tragique à l’issue d’une infâme machination faite à leur insu. Leur destin pourra-t-il à nouveau leur échapper? Points d’orgue et crescendo…
C’est le propre de l’artiste de questionner la réalité, d’exprimer dans sa représentation sa vision et de communiquer l’émoi qu’elle suscite en lui. Il utilise les moyens artistiques appropriés pour impressionner. Quintett est exemplaire du pouvoir de fascination de la BD qui dispose des ressources permettant au créateur et au lecteur d’investir un espace imaginaire peuplé d’une galerie de portraits fictifs des plus authentiques.
Le contenu artistique de l’imaginaire s’est déversé dans les pores du réel. Musique, cinéma, BD, littérature, peinture sont de notre quotidien qu’ils rendent plus agréable. L’art donne un revêtement au réel, un enrobage et des saveurs. Il l’habille, l’emballe, le fait briller. Le portrait juste ou exact de la réalité procède de l’imaginaire… Notre monde est une galerie.