
Depuis ce jour on raconte sur les grèves et dans les fascines la triste histoire d’un pêcheur d’anguilles enfui sur le dos blanc d’une rivière évadée…
– Pierre Perrault, Toutes Isles, 1963
Est-ce que ce sont les rêves qui font naître les mythes ou plutôt la mythologie qui nous glisse dans une sorte de conception chimérique du monde? Je l’ignore. Chose certaine, en nous confectionnant un idéal, le mythe peut nous amener aux antipodes de la réalité. Dans mon cas, au départ, c’est par l’imaginaire des récits que je contemplais le réel, une tendance que le temps finira par renverser.
Je devais avoir 15 ans lorsque je l’ai rencontré véritablement. Je me souviens d’une nuit fraîche d’été où les vagues clapotaient sur les rochers de la digue. Je me rappelle les lumières de la rive nord qui dansaient à l’horizon sous la Grande Ourse accrochées à l’avant-plan du firmament. Le vent soufflait « nordet » et le tableau dans son ensemble hurlait l’immensité, l’infini, la liberté. Nous étions une bande de jeunes, bière à la main, cigarette au bec, à la fois rêveurs du moment présent et insouciants de l’avenir, à contempler les résonances d’un fleuve. Inconsciemment nous étions là, à faire exactement le chemin de la « pitoune » d’autrefois. Celle coupée par nos aïeux dans les hauts pays de L’Islet et transportée en contrebas des montagnes jusqu’au quai de Saint-Jean-Port-Joli. À une époque bien avant le triomphe du vide et de la carte postale touristique, au temps où ce quai chantait par les mains calleuses l’embarquement des « billots de quat’pieds » sur les goélettes des légendes charlevoisiennes. Nos pères étant pour la plupart des « bûcheux », nous étions à cet instant, ces enfants de la « bille de bois » fascinés par l’étendue marine et sombre qui s’avance au bout du quai, telle une expérience mystique chargée d’inconnu.
Grandir dans « les sept paroisses d’la frontière », juchées sur les cœurs des Appalaches glacièrement écorchées par les âges, éloignait mon enfance des arômes du fleuve, celle-ci beaucoup plus habituée à l’odeur de la sphaigne des sentiers du lièvre qu’à celle du varech des vases limoneuses de l’anguille. J’étais dépaysé de mon propre pays… Bombardé en continu depuis l’enfance par les rêveries états-uniennes, imprégné par l’odeur des fast-foods, éclairé par la plastique hollywoodienne, qu’est-ce que je connaissais de ce fleuve et de sa mémoire? J’avais l’impression sourde autour de moi qu’un lent et sournois effacement était en marche. Mon décor était la victime collatérale d’un traumatisme post-référendaire…
Je me rappelle très bien que ce soir-là, les lumières de l’autre rive abreuvaient mon imagination avec l’envie sourde des « découvrances ». Contrairement à mes camarades de bières qui s’investissaient à plein dans le présent, je me surprenais à méditer sur les sagas de nos ancêtres qui, débarqués en pays d’abondance, s’insinuaient dans ce nouveau monde par cette porte d’entrée fluviale aux contours incertains. Était-ce de la fabulation mal placée? Dans cette première rencontre avec le fleuve, mon rapport au territoire que nous habitions collectivement se métamorphosa. Le réel devenant pays physique et viscéral, le mythe des récits passés cédant le pas à la réflexion. Comment prétendre vivre ce pays tout en étant coupé du réel de son fleuve? Je projetais de vivre ce Saint-Laurent autrement que dans l’image béate de la carte postale touristique.
Plus d’une quinzaine d’années de ruissellement d’eau plus tard et l’aube de la trentaine déjà bien entamée, j’étais assis-là, à la poupe d’un petit navire à réfléchir dans le brouillard, mes pensées ponctuées par le son de la corne de brume du NM Trans-Saint-Laurent et le croassement des grands hérons sur les battures. Au bout du quai de Rivière-du-Loup, j’en étais à ma troisième traversée à bord du Marsouin.
Le Marsouin, c’est un petit navire ancré dans l’esprit des légendes du grand fleuve, une sorte de camp, le poêle à bois en moins, navigant sur les flots tumultueux du Saint-Laurent. Les derniers étés, je les ai passés à son bord, labourant l’estuaire entre Rivière-du-Loup et L’Isle-aux-Coudres. Au gré des voyages, je m’abreuvais des récits des goélettes et des pêches miraculeuses de jadis. Les traversées furent accompagnées tout du long d’une multitude de rencontres. Du marsouin blanc lui-même en passant par les hardes de loups-marins, l’horizon laissait échapper ici et là des silhouettes fantomatiques qui se dissipaient promptement entre deux clignements des yeux. Mes yeux vivaient ce fleuve de l’archipel des îles Pèlerins, en passant par celles de Kamouraska et des trois pointes de Rivière-Ouelle, de l’île aux Lièvres et des trois caps charlevoisiens du Saumon, de l’Aigle et des Oies, mon doigt suivait l’étendue des cartes sur la table de la cuisinette du Marsouin avec une attention particulière.
Ces cartes me rappelaient cette conversation avec mon amie Yolande, il y a quelques années déjà. Le temps d’un après-midi, Yolande m’avait offert le privilège de scruter avec elle les traces des explorations qu’elle avait effectuées dans le Grand Nord avec son Pierre, le cinéaste et poète Perrault. Elle avait mentionné la mer de Goldthwait qui recouvrait il y a 15 000 ans presque l’entièreté des côtes situées entre le mur des Appalaches au sud et le bouclier laurentien au nord. Elle m’avait expliqué que, lors de son retrait, cette mer héritière de la mort des glaciers donna les contours de l’estuaire du fleuve, tel que nous le connaissons aujourd’hui, avec les multiples îles parsemées le long de son parcours.
Des îles comme cette Isle-aux-Coudres, ce fragment d’Appalaches qui se dévoilait par moments dans nos traversées sous les brumes ou encore dans une lumière somptueuse qui baignait la silhouette du cratère de Charlevoix que certains de la rive sud appellent la « Dormeuse du val ». Lorsque ce bout de terre apparaissait à l’horizon, le capitaine Marc Harvey, Marsouin de naissance, appelait avec enthousiasme des gens de L’Isle pour annoncer notre arrivée. L’ami Marc, je l’ai connu au gré de mes nombreuses pérégrinations à L’Isle-aux-Coudres depuis juillet 2019. Il s’agit d’un enfant des goélettes qui a navigué de long en large le Saint-Laurent. Un dompteur d’écumes qui a poétisé le fleuve sa vie durant et qui m’offrait, par ces traversées laurentiennes, les pâtés croches et la sauce aux patates du dîner, une partie de l’âme de mon pays.
Je me souviens de notre dernière traversée à L’Isle en 2022. Alors que le brouillard de septembre se dissipait dans la lumière de fin de journée, nous attendait alors au quai, autour d’une bière, l’authentique « chouenne » des insulaires. Y’avait-là un groupe de marins qui parlaient du fleuve en connaissance de cause. Comme les gens des hautes terres de mon enfance s’arrêtent au coin d’une traverse de rang pour placoter entre deux « pick-up » de la dernière piste d’orignal aperçue, chez eux, c’est à l’ombre du buste de Jacques-Cartier et des traversiers qu’on parle de voyages au long cours dans le nord du monde, de pêche à l’éperlan, de capelan ou encore des écrits du fameux grand vicaire Mailloux, premier conteur de l’histoire insulaire. Toute cette parole aussi fluide que le courant du Saint-Laurent cimentait mes intentions. Des intentions qui m’avaient poussé depuis trois ans déjà à mettre les pieds sur cette île où je « rarrive » constamment depuis. « Rarriver », un verbe régionaliste employé par ma chère amie Francine, celle qui m’a offert L’Isle dès mon arrivée. Francine par qui les beautés du mot « chouenne » prennent tout leur sens. Francine qui m’a permis de rencontrer ce cher Alexis, son père de 101 ans, doyen de la mémoire de L’Isle, dont la présence à la vitrine de sa demeure me rappelle chaque fois l’enracinement amoureux de ces gens sur ce bout du monde. J’étais venu ici précisément pour une raison : cueillir à mon tour une parole qui me révélerait l’âme qui se dégage de la relation entre les habitants de mon pays et le territoire sous leur pied, qu’un fleuve traverse par le cœur…
Devant le triomphe de l’individualisme et du vide qu’il entraîne pour la mémoire collective, j’appréhendais depuis un certain temps déjà, un acte de résistance au fond de l’âme des choses. En plein cœur d’un démaillage sociétal où l’on erre chacun pour soi, endimanché dans les chambres d’échos de médias qui n’ont de sociaux que leur nom, quel était donc le but de tous ces voyages? Certainement celui de m’immerger dans ces royaumes de porteurs de traditions et de me laisser emporter par une forme de chorale d’oralité qui chante mon pays, question de faire un pied de nez à l’effacement du temps.
Des voyages pour trouver une parole dans l’espérance, pour mieux nous sortir de l’agonie collective dans laquelle nous nous enfonçons depuis trois décennies. Depuis mes 19 ans, dans tout mon parcours, le poète Perrault demeure une influence déterminante : « Je réclame la parole qui véhicule les pays. […] le territoire de l’âme, les derniers retranchements de ma fragile identité. » Voilà un leitmotiv tiré de son dernier opus, Le Mal du Nord, un livre qui m’accompagne lors de mes traversées. J’ai compris que pour porter une tradition, il faut une action, un geste et que ce n’était pas dans l’œil touristique de celui qui regarde sans toucher que je trouverais ce geste révélateur. Il fallait regarder du côté de « la poésie de la botte de rubber » comme le mentionnait jadis Pierre Falardeau. Cette botte qui s’enfonce réellement dans les vases pour mieux vivre la terre… Cette vie, je l’ai rencontrée en débarquant du Marsouin, marchant bottes de pêche aux pieds et caméra à l’épaule au cœur de la batture d’abondance, là où des génies, soixante ans auparavant, avaient reconstitué une pêche aux marsouins telle une balise du cinéma direct.
Un film Pour la suite du monde, pour mieux conserver la mémoire mystique de ceux qui respirent le fleuve par le geste, la parlure et surtout le cœur. En plantant moi-même une hart, cette perche de sapinage au centre de cette pêche légendaire, j’étais ému de vivre un fleuve, d’être transcendé par un territoire plus grand que nature. D’ailleurs, mon amie Guylaine de L’Isle-aux-Coudres témoigne de manière semblable devant la caméra. Cueilleuse des beautés du monde, de la salicorne jusqu’aux pétales des roses sauvages, sa parole raconte un territoire et communique avec lui en le cueillant. Ce même dialogue faisait écho en juillet 2022, alors que chaque hart plantée nous portait vers la transcendance avec le Saint-Laurent, comme si nous parlions à je ne sais quoi de mémoriel. La plus touchante démonstration a été ce moment où l’ami Patrice et son fils plantèrent une hart en l’honneur de leur ancêtre emporté par les eaux du fleuve au temps des goélettes…
Ce moment charnière de cinéma direct a été déterminant dans ma volonté de continuer cette quête poétique avec le réel. La contemplation du réel m’amenait à créer un univers poétique. C’est à partir de là que je me suis projeté dans une expédition documentaire qui se déroulerait sur plusieurs années. Ma quête consistait à mettre en lumière les résonances d’un fleuve que le territoire exprime par sa poésie du réel et qui cimente ceux et celles qui l’habitent.
Redoutant continuellement l’effacement des choses, je poursuivais, bottes de pêche aux pieds, le long des littoraux du fleuve, la poésie qui me révèle l’enracinement à la terre. À la poursuite d’un monde changeant sans bon sens au gré des marées, j’ai fini par retrouver le filon que j’avais capté des années auparavant sur les battures de Rivière-Ouelle. C’est là que j’ai retrouvé parmi les pêcheurs d’anguille, la poésie de l’estran incarnée par la figure de la fascine. La fascine, structure métaphorique d’une danse entre l’humain et le fleuve suivant la valse des marées. Aussi bien sous les étoiles que sous les soleils d’octobre, les fascines peuplent les rivages des trois pointes de Rivière-Ouelle, comme une sorte de corps à corps avec le fleuve.
Au gré des « salabardes » à main remplies d’anguilles, venues se déposer là dans leur dernier voyage d’adieu avec le Saint-Laurent, ce sont des porteurs d’une tradition avec le fleuve que j’ai trouvés. Tout comme cette petite cabane à pêche des Hudon, ancrée sur la Pointe-aux-Orignaux, face aux marées, la tradition de l’anguille est enfoncée dans le système racinaire de ces familles de Rivière-Ouelle, et ce depuis l’aube du pays. Eux-mêmes descendants des pêcheries du marsouin qui avaient cours sur la rive sud jusqu’en 1935, je pense aux pêcheurs d’anguille que sont George-Henri et Pierre, Simon et Josée ou encore Rémi, des pêcheurs d’espérance qui, malgré les aléas, persistent dans la tradition, avec l’espoir que chaque marée sera meilleure que la précédente et remplira les coffres de pêche comme au temps des anciens…
L’espérance nous fait traverser la carte postale d’un coucher de soleil pour mieux embrasser le réel. Cette espérance, je l’ai aussi retrouvée en face des trois pointes de Rivière-Ouelle, dans les fascines du capelan de Charlevoix où Julie de Saint-Irénée et Robert de L’Isle-aux-Coudres pratiquent à leur manière la poésie de l’estran. Geste poétique qui s’incarne sous les soleils et les étoiles d’avril à mai et où on replante une pêche sur les traces des ancêtres en espérant retrouver l’abondance du capelan comme au temps d’avant.
Les pêches à la fascine, cette poésie du territoire inventée par les premiers peuples, est à la fois symbole d’abondance du grand fleuve et aux premières loges du déclin des espèces… Arpentant par multitude autrefois chacun des rivages de l’estuaire, les fascines finirent avec le temps par fondre comme neige au soleil, disparaissant à mesure que la relève des pêcheurs s’effaçait. Ces techniques de pêche évoquent bien plus qu’un décor, elles symbolisent l’un de nos rares liens qui persistent avec le grand fleuve et la faune qui l’habite. Les fascines sont à des années-lumière de la béate carte postale. Grâce à leur présence dans notre réel maritime, elles nous lèguent encore aujourd’hui un imaginaire qui nous parle d’une mémoire à préserver et d’une territorialité à vivre…
La dernière fois que j’ai pris la plume, c’était en 2019. J’avais écrit à propos de la notion de royaume et raconté mon premier périple en Abitibi au cours duquel j’étais allé jaser avec le patriote de la terre Hauris Lalancette. Ces dernières années, j’ai ressenti la même exaltation entre les deux rives du Saint-Laurent. Voilà pourquoi je reprends la plume. J’ai plus que jamais l’intuition qu’il est temps de méditer sur notre rapport au territoire. Je suis de ceux qui croient que le temps est venu pour l’établissement de nouveaux mythes fondateurs de notre conscience collective, et la territorialité en fait partie, elle est centrale pour la construction de notre culture commune. Certains diront que je crée du déjà vu, c’est vrai que mon geste documentaire est truffé de référents à Pierre Perrault, de la même façon que son œuvre à lui était truffée de référents aux écrits de Jacques Cartier. Il y a peut-être un continuum au fond dans l’émerveillement des « découvrances » et de la recherche de ce qui nous définit collectivement. Chose certaine, ce projet documentaire entrepris depuis quelques années déjà cherche avant tout à « payser » une québécitude commune autour d’un territoire que je revendique comme l’âme d’un pays en manque de se nommer. Dans l’espérance, à l’exemple des pêcheurs d’anguille et du capelan, tout cela est bien réel et surpasse l’idéal et les chimères, il s’agit simplement d’écouter la parole qui émerge du fleuve qu’on habite et qui nous habite en retour…