
Pourquoi les animaux sauvages sont-ils absents de nos milieux de vie? C’est étrange puisqu’ils devraient être des milliers et être aperçus tous les jours, tant en zone périurbaine qu’en zone rurale. En temps normal, nul ne devrait croiser plus d’humains que d’animaux sauvages sur sa route. Aux abords des villes, il ne devrait pas vagabonder que des cerfs de Virginie, des moufettes et des coyotes; des grands prédateurs – lynx, cougar, loup et ours – devraient également s’y trouver. Il est ardu de considérer les humains comme des êtres sociables, alors qu’ils sont presque incapables de côtoyer une autre espèce que la leur sans chercher à la domestiquer. Aujourd’hui, pour croiser la route d’un animal sauvage dans son milieu naturel, il faut se rendre aux confins du monde, au sommet des montagnes, dans le creux de profondes vallées et au large des océans. Pourtant, autrefois, alors que les vastes forêts d’arbres millénaires recouvraient la planète, les animaux sauvages, majestueux et superbes, vivaient quasiment partout et en grand nombre.
Quand les habitants des campagnes voient un lynx sur leur lot à bois, ils ont l’habitude d’inviter un trappeur pour le piéger afin que le félin ne mange pas les perdrix qu’ils veulent conserver pour leur saison de chasse au petit gibier. La majorité des gens ne souhaitent pas côtoyer les animaux sauvages, ils en ont peur ou se croient supérieurs à eux. Plusieurs fermiers et éleveurs bannissent la faune sauvage de leur terre plutôt que de chercher à vivre en harmonie avec elle. Pourtant, la terre appartient autant au renard qu’au fermier. Il est essentiel de cohabiter avec les bêtes sauvages plutôt que de les exiler dans les endroits les plus reculés du globe. Le photographe animalier Vincent Munier raconte souvent l’histoire d’un noble lynx sauvage qu’il rencontra un jour dans la profonde forêt des Vosges. Quelques années plus tard, ce lynx mâle fut retrouvé mort, braconné, avec cent vingt plombs dans le corps1. Le forestier Aldo Leopold souligne lui-même que les grands prédateurs n’ont pas nécessairement besoin de l’intervention humaine pour réguler les populations d’herbivores2. Autrement dit, si l’être humain cesse d’intervenir pour substituer des ressources et du gibier, les populations d’animaux sauvages sauront naturellement maintenir l’équilibre dans la plupart des situations.
Autrefois, le caribou forestier de la Gaspésie peuplait en grand nombre les forêts anciennes des monts Chic-Chocs. Il représente la seule population de caribous au sud du fleuve Saint-Laurent. À ce jour, moins d’une trentaine d’individus subsistent, et leur milieu de vie est dramatiquement affecté par les activités humaines, dont l’exploitation des ressources naturelles. Les coupes forestières auxquelles on procède dans l’habitat du caribou ont un impact direct sur les conditions de vie du cervidé. Sans compter que la santé de l’humus forestier, des lichens et des réservoirs d’eau douce est aussi altérée. Tout bon randonneur sait qu’une forêt située aux abords des coupes forestières perd de son charme, de sa vitalité et de son atmosphère unique. Ainsi que le souligne l’ingénieur forestier Peter Wohlleben, les arbres communiquent entre eux et sont grandement sensibles à la présence des activités humaines3. De même, une forêt ancienne riche en biodiversité est plus résiliente aux aléas climatiques et aux épidémies qu’une plantation4.
Cette guerre insensée que mène l’espèce humaine contre la faune sauvage sévit autant sur la terre que dans les airs et dans les mers. Les colonies d’oiseaux migrateurs sont braconnées et chassées tout au long de leur incroyable migration. Les mammifères marins sentent les quantités d’oxygène diminuer dans leur habitat à cause du réchauffement climatique et de la surpêche. L’humanité doit absolument retrouver sa capacité d’émerveillement non seulement devant tous les êtres vivants, mais devant la planète dans son intégralité. Il faudrait, dans l’immédiat, mettre de côté les frontières et se considérer comme citoyens de la Terre. Tout pousse à croire que les animaux sauvages sont doués d’une sensibilité, d’une intelligence et d’une conscience loin d’être entièrement comprises par l’Homme. Selon l’astrophysicien Hubert Reeves, il faut réapprendre à « habiter poétiquement le monde » et considérer tous les êtres vivants comme « des compagnons de voyage dans ce parcours qui est notre mystérieuse destinée5. »
1. Pierre-Antoine Hiroz et Benoît Aymon, Vincent Munier, éternel émerveillé, Passe-moi les jumelles, 2019, https://leblob.fr/videos/vincent-munier-eternel-emerveille
2. Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, Flammarion, 2000, p. 170.
3. Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Éditions des Arènes, 2017.
4. Marie-Monique Robin, La fabrique des pandémies, Pocket, 2022.
5. Hubert Reeves, La fureur de vivre, Éditions du Seuil, 2020, p. 124.