
Dans son essai All About Love, l’autrice afro-américaine bell hooks écrit que les mots échouent à nommer l’amour. Que dire sur ce sujet tant de fois traité dans la culture populaire sans tomber dans le cliché, sans en reproduire une vision patriarcale et hétéronormée? Comment parler d’amour dans un monde où règnent le cynisme et la haine et où cette notion paraît quétaine, voire dépassée? Et que dire, surtout, quand personne ne s’entend sur ce qu’est l’amour, exactement? Les relations se terminent, dit-on, parce qu’on ne chargeait pas du même sens ces mots pourtant simples : « Je t’aime ». « Je suis amoureuse. »
La notion d’amour est large. J’imagine qu’elle renvoie au couple, pour la majorité.
Le Trésor de la langue française définit le mot « couple » comme suit : « Ensemble de deux personnes unies par les liens de l’amour, du mariage. » On parle d’amour comme institution, calquée sur celle du mariage. C’est une façon de voir les choses.
On peut penser l’amour comme sentiment, notion plus vaste, qui inclut l’état amoureux (réciproque ou non, existant dans un couple, une relation ouverte ou une cellule polyamoureuse), l’amour familial et filial, ainsi que l’amitié. Or ce sentiment n’est jamais égal : il dépend du contexte. Aimer sa mère n’est pas la même chose qu’aimer sa voisine, par exemple. Il dépend aussi des personnes. Chaque corps, chaque être est unique et ressent les choses d’une manière qui lui est propre. Comment s’entendre?
Le problème est posé : l’amour, c’est compliqué. Les définitions sont multiples, de même que les corps.
J’aimerais proposer quelque chose pour sortir du dilemme. J’aimerais faire l’apologie d’une autre vision de l’amour, s’éloignant à la fois de l’institution et du sentiment. S’approchant davantage d’une forme d’éthique.
Exit cette représentation de l’amour où le sentiment nous tombe dessus sans crier gare, comme le veut l’analogie du coup de foudre. Pour certain·es, cela paraîtra peu romantique, mais allez, sortons des clichés : l’amour est un choix. Plus qu’une simple attirance, mais un choix. Je trouve éclairante cette citation de Scott Peck reprise par bell hooks : « l’amour est la volonté d’étendre son être dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’un·e autre. […] L’amour est un acte de volonté, c’est-à-dire à la fois une intention et une action. La volonté implique un choix. Nous ne sommes pas obligé·es d’aimer. Nous choisissons d’aimer. » (traduction libre)
Un choix, donc. Mais quel choix?
Le choix d’un corps d’aller à la rencontre d’un autre.
L’amour dépend de ce choix de se laisser affecter l’un par l’autre, sans pour autant se dénaturer. Se laisser entrer l’un en l’autre pour se transformer. La véritable rencontre.
Dans « rencontre », il y a « contre ». Il y a cette idée de se trouver face à face et de se cogner. Cette idée de friction. Je pense à la mission Dart menée par la NASA en octobre dernier. Un vaisseau lancé contre l’astéroïde Dimorphos en a modifié la trajectoire dans l’espace. Je crois qu’il en est de même pour nous : l’amour nous affecte jusqu’à modifier nos trajectoires. Soutenir l’autre, encourager sa croissance spirituelle du même élan que la nôtre, comme l’écrivait Peck, c’est déjà se mettre à dévier.
L’amour, ici, est une histoire de tous les jours, bien au-delà de la passion amoureuse. Par exemple : je discute avec une nouvelle connaissance, et quelque chose se passe au fil des échanges ― nous nous sommes accrochées. La collision est faite; l’amitié, née. Nous avons choisi de nous laisser affecter. Une histoire d’amour parmi d’autres.
Ce choix est appelé à se réitérer chaque jour, chaque instant, au gré des circonstances et des changements. Voilà l’éthique de l’amour : chaque jour, les corps qui s’aiment se heurtent et choisissent de continuer à s’aimer, à s’affecter jusqu’à la moelle, sans pour autant se corrompre.
Prenons soin de notre capacité de rencontre, car elle est précieuse.
Pierre Lapointe et Clara Luciani chantent :
quand deux corps se rencontrent
font leurs aveux
que l’on soit pour ou contre
au fond, qu’est-ce qu’on y peut?
Et j’ai envie de dire : n’oublions pas qu’il s’agit d’un choix. Il y a l’attirance, certes, mais aussi le choix de la rencontre. Voilà ce qu’on y peut.